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La croissance appauvrissante (Fiche concept)

La croissance appauvrissante, Jagdish Bhagwati (1958)

L’ouverture économique est-elle systématiquement synonyme de gains ? La croissance de l’économie domestique est-elle influencée par son degré d’intégration dans le commerce mondial ?

Au cours des années 1950 et 1960, la théorie classique du commerce international [i] amène de nombreux économistes à nuancer les atouts supposés du libre-échange. Dans ce sens, Jagdish Bhagwati  (1958) démontre que la croissance peut être paradoxalement « appauvrissante ». Il assigne ce paradoxe aux grands pays pauvres de l’époque, exportateurs de matières premières:  la Chine, l’Inde, le Brésil, etc. Il montre qu’une croissance économique fortement biaisée à l’exportation [ii] peut entraîner une telle détérioration des termes de l’échange [iii] du pays exportateur qu’il se retrouverait dans une situation moins préférable qu’en l’absence de croissance.

Le raisonnement considère que la croissance économique des pays participants aux échanges mondiaux n’est pas indépendante du commerce mondial. Cette interdépendance passe par les termes de l’échange. Considérons un pays « grand » avec un degré d’ouverture [iv] important : sa capacité de production est suffisamment élevée pour qu’il soit capable d’exercer une influence significative sur l’offre mondiale du bien. Dès lors, la hausse de l’offre d’exportation du pays réduit le prix du bien sur le marché mondial. Si le prix du bien importé ne varie pas, le pays subit une dégradation de ses termes de l’échange. Du fait de cette dégradation, le pays ne profite plus de l’intégralité des gains tirés de la croissance des volumes exportés. En fait, une partie de ses gains – en termes de surplus – vont aux consommateurs étrangers qui bénéficient d’une baisse de prix sur les produits qu’ils importent. 

Suivant ce mécanisme, les conditions d’apparition d’une croissance appauvrissante sont tout de même très restrictives. Jagdish Bhagwati spécifie les trois hypothèses justifiant l’existence d’une croissance appauvrissante : une grande part de marché mondiale, une demande mondiale faiblement élastique pour le produit considéré, une croissance fortement biaisée vers ce produit exportable. Dans le cas où le pays considéré est « petit »,  sa croissance n’a aucune influence sur les termes de l’échange.

Si ces hypothèses sont respectées, le supplément d’offre doit provoquer une baisse du prix mondial telle que la croissance des exportations en volume ne suffit plus à empêcher leur dégradation en valeur. Ici, la situation d’un pays serait pire après la croissance qu’avant. Pour le dire autrement, le pays produit plus mais gagne moins : la croissance est appauvrissante. 

Dans les faits, aucun pays ne réunit l’ensemble de ces conditions et la « croissance appauvrissante » au sens de Jagdish Bhagwati demeure un résultat purement théorique. Cependant, jusqu’à quel point une variation des termes de l’échange peut affecter la croissance économique d’une nation ouverte ?

Analytiquement, on décompose la croissance du PIB pour isoler l’influence du commerce international de celle des déterminants nationaux. On obtient que la variation du revenu réel national dépend du degré d’ouverture de l’économie et de la variation de la combinaison de production du pays (i.e la contribution des capacités de production à la croissance de la richesse). On exprime donc la contribution des termes de l’échange à la croissance de la richesse. 

Ainsi, l’impact réel des termes de l’échange sur la croissance économique existe mais reste relativement faible. La littérature associée estime que le gain ou la perte de croissance annuelle se situe dans une fourchette moyenne comprise entre 1/20 à 1/50 de la croissance économique du pays.

En conclusion, il existe une certaine interdépendance entre l’évolution des termes de l’échange et la croissance des économies ouvertes. Cependant, les résultats de l’analyse et les estimations empiriques tendent à montrer que pour la plupart des pays, cette interdépendance n’a pas d’incidence significative sur leur croissance. Si sous réserve du respect de trois hypothèses, Jagdish Bhagwati montre que cette interdépendance mène à une « croissance appauvrissante » , ce résultat, difficilement observable, reste cantonné au rang de pure théorie. Dans ce sens, Frank D. Graham (1923) et P. Samuelson (2004) adresseront des critiques supplémentaires à la thèse des gains systématiques à l’échange.

Maxence Dolais

 

[i] La théorie du commerce international vise à modéliser les échanges de biens et de services entre états. La pensée classique de David Ricardo fonde l’une des deux branches de cette théorie dont découle la croissance appauvrissante.

[ii] La croissance est « biaisée à l’exportation » lorsque la croissance favorise la production du bien exporté (i.e le bien exporté est celui dont la part dans la production totale augmente avec la croissance).

[iii] L’INSEE définit les termes de l’échange comme « le rapport, pour un produit donné ou pour un ensemble de produit, entre l’indice du prix des exportations et celui des importations. Une amélioration des termes de l’échange de 1 % signifie que la croissance du prix des exportations est 1 % plus forte que celle du prix des importations. Elle signifie aussi une détérioration de la compétitivité-prix. » Autrement dit, les termes de l’échange sont une mesure du pouvoir d’achat des exportations.

[iv] Le degré d’ouverture est un indicateur de la mesure des échanges extérieurs d’un pays. Il indique la dépendance du pays vis-à-vis de l’extérieur. Il se calcul comme : [(Exportations + Importations) /2]/PIB) x 100. Pour la France le degré d’ouverture se situe depuis le début des années 2000, entre 21 % et 28 %

 

Références :

Franck D. Graham (1923), « The Theory of International Values Re-examined », QJE.

Journal of Economics Perspectives (2004), « Where Ricardo and Mill Rebut and Confirm Arguments of Mainstream Economists Supporting Globalization”