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Le multiplicateur keynésien (Fiche concept)

L’année 2021 a été rythmée par une succession de mesures visant à favoriser la reprise économique après la crise de la Covid-19. Le 12 octobre 2021, le gouvernement a dévoilé le plan d’investissement « France 2030 », d’un montant de 30 Mds d’euros afin de soutenir l’industrie, la transition écologique ou encore la souveraineté technologique de la France afin de « mieux » produire. Les grandes théories économiques comme celle du multiplicateur de J.M. Keynes nous permettent de comprendre les mécanismes à l’œuvre au moment d’un vaste plan d’investissement public.

Dans son célèbre ouvrage “The general theory of Employment, Interest and Money” (1936), publié au lendemain de la crise économique et financière de 1929, J.M. Keynes y expose les mécanismes permettant de relancer la « machine » économique.  Selon la théorie du multiplicateur, l’investissement va permettre une augmentation de la demande agrégée (ie la demande totale de biens et services des agents économiques au sein d’une économie) et entraîner une augmentation plus que proportionnelle du revenu par des effets d’enchaînement. Si on retient de l’analyse keynésienne que les politiques budgétaires expansionnistes peuvent soutenir la demande, les mesures fiscales et monétaires sont autant d’autres moyens pour y parvenir. Ainsi, s’il existe un multiplicateur particulier pour chaque type de dépenses ou de politiques économiques (avec une efficacité différente), leur efficacité est évolutive au cours du temps (court terme vs long terme).

Le multiplicateur : intervention de l’État pour rompre avec le sous-équilibre de l’économie

Selon J.M. Keynes, dans un contexte de chômage involontaire (différent du chômage frictionnel ou volontaire chez les néo-classiques), la crise économique peut perdurer et l’économie se trouver plongée dans un « équilibre de sous-emploi ». De cette façon, J.M. Keynes réfute l’idée selon laquelle les marchés s’autorégulent et défend alors l’intervention de l’État contre la politique classique et néoclassique du « laisser faire ».

Plus précisément, le chômage involontaire et l’équilibre de sous-emploi qui en résulte, trouvent leur explication dans une insuffisance de la demande effective. Définie comme la demande anticipée par les entrepreneurs, elle conditionne leur optimisme à investir et, par-delà, influence le niveau d’embauche au sein de l’économie. L’un des éléments clés de la théorie du multiplicateur de J.M. Keynes consiste donc à mettre en place des mesures économiques pour augmenter le niveau de la demande effective et, in fine, la demande agrégée. J.M. Keynes attribue ainsi un rôle central à la demande : en période de récession, la demande des consommateurs et l’investissement sont minés par le chômage et les anticipations négatives. Ainsi, il est nécessaire de déployer une action contra-cyclique de l’État pour soutenir la demande.

Pour comprendre la théorie du multiplicateur, il convient de revenir sur les fondements de la théorie keynésienne, et plus particulièrement sur la « loi psychologique fondamentale » [i]. Selon cette dernière, la consommation s’accroît à mesure que les revenus augmentent, mais dans une proportion différente. C’est le principe de la propension marginale à consommer (PmC = c = ∆C/∆Y), que l’on définit comme la part supplémentaire du revenu d’un agent qui est affectée à la consommation (et non à l’épargne). Selon J.M. Keynes, cette part supplémentaire du revenu consacrée à la consommation serait de moins en moins importante à mesure que les revenus augmentent. En outre, si un ménage à faible revenus consacre presque la totalité de son revenu supplémentaire à la consommation, un ménage à haut revenus y consacrera une part plus faible et épargnera davantage.

Les relations entre demande et propension marginale à consommer sont au fondement de la théorie du multiplicateur selon laquelle toute hausse de l’investissement entraîne une hausse plus que proportionnelle du revenu global. Cette augmentation du revenu global est k fois supérieure à l’augmentation de l’investissement initial (« k » désignant le multiplicateur). Ce multiplicateur est d’autant plus élevé que la propension marginale à consommer est grande (ie qu’une part importante du revenu supplémentaire est consacrée à la consommation). Cette idée se retrouve dans la formule mathématique du multiplicateur, k = 1/(1-c), où c désigne la propension marginale à consommer.

La conduite d’une politique budgétaire expansionniste, consistant par exemple pour l’État à investir dans la construction d’infrastructures, permet d’illustrer les effets du multiplicateur. Le plan d’investissement lancé par l’État va mobiliser un certain nombre d’entreprises nationales, dont le carnet de commandes va s’accroître. En conséquence directe, les entreprises embaucheront et/ou augmenteront les salaires pour rémunérer l’augmentation de la production. Imaginons que les entreprises versent 1000 € supplémentaires aux salariés à raison de cette hausse de l’activité. Selon la propension marginale à consommer, une part plus ou moins importante sera destinée à la consommation. Supposons maintenant que les salariés consomment 600 € auprès d’autres entreprises (soit 60% du revenu supplémentaire) et épargnent 400 €. Les 600 € consommés sont perçus au titre de revenu par d’autres agents économiques dans l’économie. Ces derniers peuvent à leur tour en consommer 60%, soit 240€ et épargner le reste, soit 160€. Par effet de chaîne, les 240 € consommés constitueront les revenus d’autres agents, qui eux-mêmes consommeront et épargneront… jusqu’à atteindre 0€.  Ainsi, à mesure que l’enchaînement se répète, l’investissement public initial de 1000 € provoque un accroissement des revenus bien supérieure à 1000 €. En posant l’hypothèse d’une propension marginale à consommer de 60%, on obtient le multiplicateur suivant : k= 1000 € x 1/1-0,6 = 2 500 € (la valeur du multiplicateur est égale à 2,5).

Par ses dépenses, l’État augmente la demande agrégée, soutient les anticipations des entreprises et rompt avec l’équilibre de sous-emploi. Il convient de souligner que l’effet de la politique expansionniste sera d’autant plus fort que la propension à consommer des ménages sera importante. Dans ce cadre, l’épargne correspond à la part de revenu supplémentaire qui n’est pas consommé et qui réduit « la force » du multiplicateur. Pour cette raison, J.M. Keynes considère l’épargne comme une « fuite » du circuit économique.

Le recours à l’endettement pour financer les dépenses publiques 

Mécaniquement, plus la part allouée à la consommation est importante, plus le multiplicateur est élevé. C’est pour cette raison que J.M. Keynes préconise de financer les investissements publics à l’aide d’une émission de dette publique financée par emprunt auprès du système bancaire plutôt que par une levée de l’impôt, qui pèserait sur la consommation des ménages. Toutefois, l’économiste et prix Nobel (1989) Haavelmo a prolongé l’analyse de J.M. Keynes afin d’étudier l’efficacité du multiplicateur dans le cas d’un financement par l’impôt. Haavelmo met en évidence que, même en maintenant un équilibre budgétaire (ie en finançant les dépenses par les prélèvements obligatoires), une politique expansionniste se traduit par un accroissement du produit intérieur brut (PIB). On parle alors de « relance équilibrée » ou de « relance Haavelmienne ».

Quelques limites à préciser

Il faut préciser que l’enchainement exposé ci-dessus repose sur des hypothèses particulières :  une économie avec des prix rigides et surtout, une économie « fermée ». Autrement dit, le raisonnement précédent ne tient pas compte des fuites éventuelles liées à l’importation (les ménages et les entreprises pourraient se tourner vers la production d’entreprises étrangères ce qui limiterait le multiplicateur) et non plus de la variation des taux d’intérêt (qui, à la hausse, pourraient déprimer l’investissement privé).

Par ailleurs, dans notre exemple, il s’agit d’une politique de soutien à l’investissement. Toutefois, une politique expansionniste pourrait également cibler directement un soutien à la consommation des ménages. En effet, une politique de relance peut porter soit sur la consommation, soit sur l’investissement, ou combiner les deux. Dans le premier cas, elle prendra la forme d’une hausse des salaires ou d’une baisse de l’impôt sur le revenu. Dans le second cas, elle prendra la forme d’une baisse des taux d’intérêt ou d’une hausse des investissements publics. Considérant que la propension marginale à consommer est plus forte chez les ménages à faibles revenus, les politiques de soutien à la consommation devraient cibler en priorité cette catégorie de la population. Néanmoins, J.M. Keynes lui-même a fait preuve de scepticisme quant aux politiques de hausse des salaires. En critiquant les « politiques de pouvoir d’achat » comme celles menées par le Président américain F. Roosevelt dans le cadre du New Deal, J.M. Keynes défend ardemment les politiques de soutien à l’investissement ainsi que les réformes fiscales structurelles qui permettraient d’accroître la propension marginale à consommer (taxer les héritages, par exemple).

Enfin, certains économistes considèrent que les effets du multiplicateur sont évolutifs avec le temps et le contexte économique. Alors que J.M. Keynes raisonne dans un cadre d’équilibre de sous-emploi, les effets d’une politique expansionniste diffèrent lorsque l’économie ne présente pas de chômage involontaire. Par ailleurs, il est possible de considérer qu’à long terme les effets d’une politique de soutien à l’investissement et/ou à la consommation peuvent avoir des effets néfastes en raison de l’inflation. Si J.M. Keynes ne souhaitait pas inscrire son analyse dans le long terme (« à long terme, nous sommes tous morts »), les entreprises peuvent réagir avec un certain délai à une augmentation de la demande, et augmenter leurs prix. En effet, si on considère généralement que les prix sont rigides à court terme, ces derniers peuvent varier sur le plus long terme de sorte que l’équilibre ne s’opère plus par la demande, mais par l’offre. Par ailleurs, la hausse de la demande peut faire augmenter les prix mais aussi les salaires avec la reprise de l’activité, d donner lieu à une boucle salaires-prix et stimuler, in fine, l’inflation. Dans un environnent international de forte concurrence, l’inflation peut miner la compétitivité des entreprises. Ainsi, à rebours des politiques keynésiennes, l’économiste Ludwig Von Mises déclarera « brûler ses meubles n’est pas forcément une bonne méthode pour chauffer son logis ».

D’autres économistes ont aussi été critiques. Selon la théorie de l’équivalence ricardienne [ii], il existe deux effets qui peuvent neutraliser le multiplicateur. Premièrement, une hausse des dépenses publiques financée par emprunt pousse les ménages à anticiper une hausse future des impôts. Par anticipation, les ménages adaptent leur comportement et se résignent à épargner. Deuxièmement, l’investissement public financé par emprunt auprès du secteur public, plutôt qu’auprès du système bancaire, risque d’entraîner un effet d’éviction de l’investissement privé. En effet, en captant une partie capital privé, l’État concurrence les investissements privés en réduisant la part du capital privé qui leur est allouée et risque d’augmenter les taux d’intérêt. L’investissement se contracte, les entreprises n’embauchent pas : c’est le « crowding-out effect ».

Simon Cardoen, Chloé Lanery

Notes : 

[i] Voir fiche concept sur la loi psychologique fondamentale pour plus d’informations :  https://partageonsleco.com/2021/09/06/la-loi-psychologique-fondamentale-fiche-concept/

[ii] Voir fiche concept sur l’équivalence ricardienne pour plus d’informations : https://partageonsleco.com/2020/06/18/lequivalence-ricardienne-robert-j-barro-fiche-concept/)

 

Références : 

Keynes, J.M. (1936). Théorie générale de l’emploi de l’intérêt et de la monnaie, petite bibliothèque payot, Edition de mars 1982.

J-P. Potier (2018), SES ENS Lyon, J.M Keynes et la macroéconomie : http://ses.ens-lyon.fr/articles/j-m-keynes-et-la-macroeconomie-les-grands-themes#section-1

Nezzar (2018), Multiplicateur keynésien : https://rayan-nezzar.fr/tag/multiplicateur-keynesien/

Timbeau (2020), La finance pour tous, Le multiplicateur budgétaire : https://www.lafinancepourtous.com/decryptages/politiques-economiques/theories-economiques/le-multiplicateur-budgetaire-presente-par-xavier-timbeau/