Menu Fermer

Le modèle de Lewis (Fiche concept)

Dans les économies qui peinent à émerger, comment le transfert d’une main d’œuvre excédentaire du secteur traditionnel vers le secteur moderne peut-il augurer d’un développement économique ?

C’est la question à laquelle l’économiste Arthur Lewis (1915-1991) s’est attaché à répondre. Après des travaux consacrés à la manière dont l’Angleterre est parvenue à émerger en tant que puissance industrielle au cours du 19e siècle, les origines caribéennes de l’économiste britannique – devenu Saint-Lucien – l’invitent à adapter les théories traditionnelles de la croissance aux particularités des économies en voie de développement. Avec pour ambition de mettre ses travaux au service du développement des pays dits « Suds », l’économiste concourt à l’apparition de l’économie du développement, une branche des sciences économiques dont il deviendra l’une des principales figures. Accompagné de Theodore W Schultz, ses travaux en la matière lui ont valu de devenir lauréat du prix Nobel d’économie en 1979.

Le modèle de l’économie duale

Dans un article publié en 1954 et intitulé « Economic Development with Unlimited Supplies of Labour », Arthur Lewis introduit le modèle de l’économie duale. Cet article fait suite à la théorie du cercle vicieux de Nurske, qui considère le sous-développement comme résultant uniquement de facteurs endogènes. Dans cette lignée, mais sans considérer l’apport inévitable de capitaux étrangers, le « Dual Sector Model » de Lewis suppose que ce cercle vicieux de la pauvreté peut être évité par la réorientation de l’épargne nationale. Selon lui, toute économie en voie de développement peut être divisée en deux secteurs idéal-typiques, dont la relation explique largement le stade de développement.

Le premier est le secteur traditionnel, qui comprend l’agriculture de subsistance, l’artisanat et toute autre forme de travail informel. Lewis définit ce secteur comme la part de l’économie qui ne sollicite pas de capital reproductible. Dans ce modèle, l’économiste affirme que, non-enrichi par le capital, ce secteur traditionnel se caractérise par une productivité faible, des salaires limités et une abondance de main d’œuvre peu qualifiée. En parallèle, co-existe un secteur moderne capitaliste, qui s’apparente peu ou prou au secteur industriel, dans lequel la main d’œuvre est salariée, et le profit permet une marge bénéficiaire. Ce secteur moderne peut être public ou privé, mais son dénominateur commun est la reproductibilité du capital, c’est-à-dire que l’accumulation de capital s’y traduit par un réinvestissement des profits dans le développement de l’activité économique.

Tout l’intérêt du modèle de Lewis pour expliquer les problématiques de développement repose dans la relation entre ces deux secteurs. Selon l’économiste, l’émergence d’un secteur capitaliste industriel est essentiel au décollage économique d’un pays en développement. Dans son article, il suppose en effet qu’une partie conséquente du secteur traditionnel est composée d’un secteur agricole à faible productivité. De plus, les parcelles de terres cultivables, en ce qu’elles ne sont pas infinies, représentent un intrant limité, ainsi soumis à la loi des rendements décroissants. C’est-à-dire qu’à partir d’un certain stade, l’arrivée dans le secteur agricole de nouveaux travailleurs ne contribue pas à en augmenter la production totale, leur productivité est par conséquent nulle.

Le tournant de Lewis

Ainsi, le secteur agricole d’une économie en développement disposerait d’un réservoir de travailleurs qui pourraient être déplacés dans d’autres secteurs, sans qu’en soit affectée la production agricole[i]. Ces travailleurs sont désignés selon Lewis par le vocable « main d’œuvre excédentaire »[ii]. En raison des salaires plus élevés du secteur capitaliste moderne, la main-d’œuvre excédentaire du secteur traditionnel se transfèrerait progressivement vers le secteur moderne. À la faveur de la reproductibilité du capital dans l’industrie, les profits générés financeraient l’expansion du secteur, et permettraient la résorption du problème de l’allocation sous optimale du facteur travail. Dans ce modèle, alors que le produit du secteur traditionnel reste identique, le produit du secteur moderne s’étend à mesure que s’opère le déplacement de cette main d’œuvre excédentaire.

Selon Lewis, bien que l’arrivée de travailleurs supplémentaires dans le secteur moderne entraine une progressive diminution de la productivité marginale, cette dernière est compensée par la formation de capital, qui y est réinvesti. Néanmoins, une fois la main d’œuvre excédentaire absorbée par le secteur capitaliste moderne, une économie arrive à ce que d’aucuns nomment désormais le tournant de Lewis, c’est-à-dire l’équilibre supposé entre la productivité et les salaires des secteurs traditionnels et modernes. En effet, celui-ci affirme qu’à mesure que la productivité marginale du secteur agricole augmente, le transfert de travailleurs non-qualifiés vers le secteur moderne entraine une diminution de la productivité marginale de ce dernier, accompagné d’un ralentissement significatif de la croissance de ses salaires, peu à peu rattrapés par l’augmentation des salaires du secteur agricole traditionnel. À titre d’exemple, la Chine fait aujourd’hui l’objet d’un vif débat entre économistes, dont l’ambition est de déterminer si l’économie chinoise se situe-t-elle en amont ou en aval du tournant de Lewis.

Les limites du modèle

Le modèle de Lewis, s’il est encore une des références de l’économie du développement, a fait face à de nombreuses critiques tout au long du 20e siècle. Plusieurs reproches lui sont adressés. Parmi les plus saillants, d’aucuns affirment que le secteur traditionnel n’est pas tant soumis à la loi des rendements marginaux décroissant que l’économiste veuille le croire. Theodore Schultz s’est attaché à en faire la démonstration à travers une analyse portant sur un village en Inde, dont le produit agricole s’est vu largement réduit en 1918 et 1919 en raison du décès de travailleurs agricoles liés à une épidémie de grippe, prouvant ainsi l’inexactitude de la supposition de Lewis quant à une productivité marginale nulle dans le secteur traditionnel.

Aussi, Lewis exclut dans son modèle le rôle des industries extractives, dont l’assujettissement à la loi des rendements marginaux décroissant est débattu. La sous-estimation des difficultés auxquelles peut faire face l’absorption la main d’œuvre excédentaire fait également l’objet de vives critiques. Outre le ralentissement du transfert que peut causer une forte croissance démographique, dans le secteur moderne, la production est de plus en plus intensive en capital, ce qui peut mettre en péril l’efficace réallocation du facteur travail décrite dans ce modèle.

Finalement, le modèle suppose une reproductibilité du capital dans des investissements productifs que la littérature dément, et de nombreux exemples font preuve de taux d’épargne et d’investissement limités, dont le volume est inévitablement inférieur aux profits du secteur moderne, comme il l’a été démontré par Fitzgerald en 2004. De surcroît, les besoins de plus en plus conséquents en main d’œuvre qualifiée et spécialisée contribue aussi à la remise en question de la pertinence du modèle de Lewis. Toutefois, bien que limité à maints égards une fois mis à l’épreuve de la réalité, et ce en raison de son caractère idéal-typique, la longévité du modèle de Lewis témoigne de l’intérêt pérenne qu’il recèle dans l’explication des dynamiques sous-jacentes au développement.

Hugo Lacombe

 

Notes : 

[i] : À noter que Arthur Lewis a explicité dans article publié en 1968 que ces affirmations s’inscrivent dans la volonté de dresser un modèle idéal-typique. En effet, dans son modèle, il ne fait aucune différence entre les capitalistes privés ou publics qui embauchent le surplus du surplus de travail agricole pour en tirer un profit. De plus, il refusait strictement tout dénigrement de la production paysanne vis-à-vis du secteur capitaliste. Il s’agissait simplement d’une hypothèse selon laquelle, dans les phases initiales, le dynamisme de la croissance était dû à l’expansion capitaliste. Pour Lewis, le secteur agricole n’a servi que temporairement de réservoir de main d’œuvre (complété plus tard par l’immigration et la participation accrue des femmes) : « the model does not deny that peasants can grow rich by producing more, or more valuable output; it does not argue that capitalist production is more valuable; it is not normative ».

[ii] : Dans l’article de 1954, il en fait une définition englobante comme suit : « subsistence agriculture, casual labour, petty trade, domestic service, wives and daughter ».

 

Références : 

Fitzgerald, V.  (2004).  The Lewis Model in Practice:  Economic    Development in Latin America During the Twentieth Century, Paper presented to the conference “The Lewis Model After 50 Years”, University of Manchester, 67 July 2004.

Gollan, Douglas (2014). « The Lewis Model: A 60-Year Retrospective ». Journal of Economic Perspectives. 28 (3): 71–88

Knight, J.  (2007).  China, South Africa and the Lewis Model, Department of Economics, University of Oxford, U.K.

Lewis, W. Arthur (1954). « Economic Development with Unlimited Supplies of Labor ». The Manchester School. 22 (2) : 139–91

Lewis, W. Arthur. (1979). “The Dual Economy Revisited,” The Manchester School 47: 211-229.

Minami, Ryoshin; Ma, Xinxin (2010). « The Lewis turning point of Chinese economy: Comparison with Japanese experience ». China Economic Journal. 3 (2): 163–179

Nurske, Ragnar (1953). Problems of Capital-Formation in Underdeveloped Countries, Oxford university press

Schultz, T.  W.  (1964).  Transforming Traditional Agriculture, New Haven, Yale University Press.

Zhang, Xiaobo; Yang, Jin; Wang, Shenglin (2011). « China has reached the Lewis turning point ». China Economic Review. 22 (4): 542–554