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Le paradoxe de l’épargne (Fiche concept)

Tel, qui donne libéralement, devient plus riche; Et tel, qui épargne à l’excès, ne fait que s’appauvrir.                                     Proverbes 11 :24

La crise de la Covid-19 a eu des conséquences très fortes sur tous les pans de l’économie : emplois, dépenses publiques, investissement, marchés boursiers… En cela, elle pourrait ressembler à une crise économique courante. Ce n’est en fait pas le cas pour au moins deux raisons : son exogénéité et ses effets sur le comportement des agents. Une crise économique, au sens courant du terme, est la dernière phase d’un cycle économique. Suite à une phase de surchauffe qui entraine des tensions sur le système économique et financier (investissements trop optimistes, pénuries de matières premières ou de travailleurs, saturation des débouchés…), le niveau d’activité chute de manière endogène, durant une phase pouvant durer plusieurs mois voire plusieurs années. La crise de la Covid-19, ayant comme racine une pandémie, n’a pas pour causes profondes des tensions économiques de cette espèce : elle est exogène au cycle économique. Surtout, les confinements qu’elle a entraînés dans de nombreux pays ont des effets déformants sur certains pans de l’économie par rapport à une crise classique : rupture des chaînes de valeurs, effondrement du tourisme, hausse du crédit pour pallier le manque de recettes des entreprises et des États, mais surtout… explosion du taux d’épargne.

Le taux d’épargne est la partie du revenu qui n’est pas dépensée par les différents agents. Pour rappel, la dépense est couramment définie comme la somme de la consommation des ménages, de l’investissement des entreprises et des dépenses publiques. Cette dépense représente une part du revenu, et l’épargne sa contrepartie. Bien entendu, pendant une crise économique, le taux d’épargne à tendance à augmenter : les agents accumulent une épargne de précaution pour faire face à l’incertitude, au risque de chômage, à une hausse des prix de certains biens… Cependant, la crise de la Covid-19 a provoqué une hausse bien plus forte du taux d’épargne car l’épargne était forcée (les ménages étant confinés chez eux). Le taux d’épargne des ménages français est par exemple passé d’environ 15% en 2019 à plus de 25% en 2020, selon Eurostat. Autrement dit, un dixième du revenu est épargné en plus. Pour comparaison, le taux d’épargne n’avait augmenté que de quelques points de pourcentage lors de la crise des subprimes et la crise de la zone euro. Ce taux d’épargne est fin 2021 d’environ 20%.

Cette hausse inédite du taux d’épargne dans toutes les économies du monde est l’occasion de revenir sur un paradoxe bien connu en économie : le paradoxe de l’épargne. L’idée est assez simple : une hausse de l’épargne individuelle n’entraîne pas une hausse de l’épargne totale dans l’économie. La description de ce paradoxe est souvent attribuée à Keynes, mais est formulée de nombreuses fois depuis l’Antiquité jusqu’à des économistes du XIXème siècle, en passant par la Fable des Abeilles de Bernard Mandeville (une fable politique faisant l’éloge du vice comme vecteur de prospérité économique et de bonheur). Ce paradoxe met en exergue ce qu’on appelle le sophisme de composition : ce qui est vrai à l’échelle de l’individu ne l’est pas nécessairement à l’échelle collective. Alors, pourquoi donc ? Pour Keynes, tout est une question de demande. Certes, si un ménage consomme moins, à titre individuel, il augmente son épargne. Mais si tous les agents abaissent leur consommation en même temps (ce qui est le cas en temps de crise), alors la demande agrégée s’abaisse du même montant. Or, la demande est à la source de la production : moins de demande, c’est moins de ventes pour les entreprises, donc moins de production nécessaire. La baisse de la production entraîne une baisse du nombre d’emplois, donc une baisse des salaires distribués dans l’économie et une baisse du revenu des ménages. Nous avons vu que le revenu est à la source de la dépense et de l’épargne. Donc, si le revenu diminue, le montant du revenu qui ne sera pas dépensé, l’épargne, diminue également. Autrement dit, la hausse du taux d’épargne initiale est compensée par la baisse du revenu sur lequel prend appui ce taux. C’est la métaphore du gâteau : la part dédiée à l’épargne augmente, mais le gâteau est par ailleurs plus petit. Au final, la quantité totale d’épargne dans l’économie a pu rester la même, voire baisser.

Ce « paradoxe » ne l’est que pour notre intuition, bernée par le sophisme de composition, qui intègre avec difficulté le caractère holistique de l’économie. En effet, celle-ci n’est pas simplement la somme des comportements individuels, et il faut y intégrer leurs interactions, souvent complexes : c’est ce qu’on appelle l’émergence[i] (de la même manière, le comportement d’un animal n’est pas simplement la somme des comportements des cellules qui le composent).

La conséquence de cette baisse de l’épargne est, pour Keynes, la nécessaire intervention de l’État en temps de crise afin de soutenir la demande agrégée. L’État est par nature une entité macroéconomique à même de répondre aux difficultés propres à la coordination entre agents. En temps de crise, l’État se doit d’augmenter les dépenses publiques (dépenses d’investissement, embauches, aides sociales…) afin de soutenir la demande et de ne pas plonger le pays dans une crise plus violente encore. L’État agit avant tout en tant que stabilisateur[ii].

Plusieurs arguments sont mis en avant pour réfuter le paradoxe de l’épargne. Le premier est l’argument classique de l’équilibre de marché : si la demande baisse, alors les prix baissent également, ce qui stimule à nouveau la demande. Cette critique est externe au modèle keynésien, qui suppose des prix rigides sur le court terme, ce qui reflète plutôt bien la réalité (voir Kashyap, 1995, et Álvarez et al., 2006).

Un autre argument est celui de l’ouverture de l’économie : le paradoxe de l’épargne ne se vérifie pas lorsque l’économie est intégrée dans une économie mondiale. Dans ce cas-là, la hausse de l’épargne des agents de cette économie peut être compensée par la hausse de la dépense dans d’autres économies : le pays épargnant augmente ainsi ses exportations, et le pays dépensier ses importations. Cependant, cet argument ne fonctionne pas en situation de crise pandémique, puisque celle-ci est mondiale, et provoque une hausse de l’épargne dans tous les pays en même temps. Il n’y a donc pas de débouchés supplémentaires.

Enfin, l’argument le plus important est celui des fonds prêtables : l’augmentation de l’épargne permet d’en augmenter l’offre, et ainsi de faire baisser les taux d’intérêt. Il devient plus intéressant d’emprunter, ce qui augmente la demande. Cependant, il semblerait curieux que des entreprises investissent alors qu’elles anticipent une faible demande, puisqu’elles ne trouveraient que peu de débouchés. De plus, il est nécessaire que les revenus ne soient pas épargnés sous forme d’argent liquide car ce dernier ne pourrait pas être prêté. Surtout, cette critique est externe au modèle keynésien et au principal mécanisme des économies monétaires modernes, dans lesquelles les banques ne sont pas de simples intermédiaires financiers qui collectent l’épargne de certains agents pour la prêter à d’autres, mais des institutions qui sont créatrices de monnaie : on dit que les crédits font les dépôts.

On peut conclure que le paradoxe de l’épargne s’applique particulièrement bien à la situation actuelle. Les politiques budgétaires très expansionnistes mis en place par les différents pays ont été d’un grand secours pour empêcher l’effondrement de nos économies. La garantie des prêts en France a été également particulièrement bénéfique pour baisser l’incertitude des agents et prévenir une destruction du tissu productif[iii]. Cette épargne accumulée pose cependant plusieurs questions d’importance pour l’avenir, en particulier concernant le risque d’inflation lorsque l’épargne sera dépensée à nouveau, mais aussi, à plus longterme, concernant le risque d’instabilité financière si cette épargne alimente les marchés financiers.

Maximilien Coussin

 

Notes : 

[i] Résumée par exemple par David Harper et Paul Lewis, dans leur article de 2012.

[ii] Thèse reprise par Hyman Minsky à la fin du 20ème siècle sous la forme du Big Governement.

[iii] https://www.ecb.europa.eu/pub/economic-bulletin/focus/2020/html/ecb.ebbox202006_07~5a3b3d1f8f.fr.html, ECB Economic Bulletin, Issue 6/2020.

 

Références :

Álvarez, L.J et al., 2006. “Sticky Prices in the Euro Area: A Summary of New Micro-Evidence”, Journal of the European Economic Association, Volume 4, Issue 2-3.

ECB Economic Bulletin, Issue 6/2020.

Harper, D.A., Lewis P., 2012. “New perspectives on emergence in economics”, Journal of Economic Behavior & Organization, Vol. 82, Issue 2-3.

Kashyap, A.K., 1995. “Sticky Prices: New Evidence from Retail Catalogs”, The Quarterly Journal of Economics, Volume 110, Issue 1, February 1995, Pages 245–274.

Keynes, J.M., 1936. “The General Theory of Employment, Interest and Money”, Chapter 23.

Mandeville, B., 1714. “The Fable of the Bees: or, Private Vices, Public Benefits”.

Minsky, H., 1986. “Stabilizing an unstable economy”.

Say, J.S., 1803. « Traité d’économie politique ».