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La Courbe de Beveridge (Fiche concept)

En juin 2020, Catherine Rampell, journaliste au Washington Post, twittait que « la courbe de Beveridge est saoule » (« Beveridge Curve is drunk » [i]), comme on le constate sur le graphique ci-dessous, où le point de données pour avril 2020 semble s’écarter significativement de la relation suivie jusque-là entre le taux de chômage (en abscisses) et le rythme de publication d’offres d’emploi (ou taux de vacances publiées – en ordonnées). Cette relation, quand elle est assez régulière, désigne précisément la courbe de Beveridge :

Pour revenir à l’origine de cette courbe, il faut s’intéresser aux publications de celui dont elle a pris le nom : William Beveridge. Ancien membre du Parlement britannique et formé initialement au métier d’avocat, il s’est intéressé tout au long de sa carrière aux droits sociaux et plus particulièrement à l’instauration de la protection sociale et aux questions liées à l’emploi. Dans son essai « Full Employment in a Free Society » publié en 1944 [ii], il décrit la relation empirique négative qui semble exister entre la demande de travailleurs côté entreprises, évaluée par le taux de vacances publiées, et le taux de chômage. Selon Beveridge, au-delà d’une corrélation négative entre ces deux variables, le rythme de publication des offres d’emploi jouerait un rôle déterminant dans la formation et les fluctuations du chômage.

A ce stade, et avant de donner plus de détails concernant les modèles d’appariement, il est important de souligner que, dans son aspect théorique, la courbe de Beveridge permet l’analyse de ce que les économistes nomment le chômage « frictionnel » (ou dans une certaine mesure « structurel », voir infra).. Dans le modèle Walrasien, étalon de la théorie néoclassique en économie, la réallocation des travailleurs sur le marché du travail se fait sans heurts : schématiquement, lorsque vous perdez votre emploi, vous en retrouvez un immédiatement. L’excès d’offre provoqué par la sortie de l’emploi de certains agents est résolu instantanément par un ajustement des salaires à la baisse. Le chômage n’existe donc pas dans ce modèle et encore moins la concomitance d’offres non pourvues et de chômeurs. Or, dans les faits, nos économies sont caractérisées par des taux de chômage non nuls, parfois même élevés, et. qui en outre coexistent avec des offres d’emploi vacantes.. C’est en réponse à ce « paradoxe » que les économistes ont distingué différents types de chômage: 1/ en période de récession, le chômage augmente, c’est ce que l’on appelle le chômage « conjoncturel », 2/ trouver un emploi est le résultat d’un processus d’appariement (« matching » en anglais) entre un employeur et un chercheur d’emploi, ce qui peut prendre du temps notamment pour des questions d’information ou de mobilité, c’est le chômage « frictionnel », et enfin 3/ nos économies connaissent des changements structurels qui peuvent aboutir au chômage d’une partie de la population active, c’est le chômage « structurel » [iii]. Ainsi, si la courbe de Beveridge répond à l’existence du chômage « frictionnel » (coexistence entre chômeurs et offres d’emploi vacantes), elle peut aussi signaler 1/ des changements structurels par des déplacements vers la gauche ou vers la droite, et 2/ la position de l’économie dans le cycle (en récession ou en croissance) en fonction des déplacements le long de la courbe.

Les modèles d’appariement ont permis la formalisation de la courbe de Beveridge et en ont fait un élément central de l’analyse et de la compréhension des frictions présentes sur le marché du travail. Ces modèles se fondent principalement sur les travaux de trois économistes, récompensés par le prix Nobel d’économie en 2010 : Diamond, Mortensen et Pissarides (voir références). Dans ces modèles, la courbe de Beveridge est construite grâce aux dynamiques de sortie et d’entrée des travailleurs dans l’état de chômage. A chaque période (par exemple, chaque jour), un certain nombre de chômeurs va trouver un emploi, sortant ainsi du chômage : ce sont les flux de sortie. En parallèle, un certain nombre de travailleurs perdra son emploi (pour des raisons qui varient en fonction du modèle), entrant ainsi dans le chômage : ce sont les flux d’entrée. Ces deux flux dépendent chaque jour de la probabilité que les travailleurs ont de perdre leur emploi et de la probabilité que les chômeurs ont de trouver un emploi. En économie, l’influence de certains paramètres sur des variables dont les économistes cherchent à comprendre les dynamiques est étudiée à l’état stationnaire, soit pour un niveau constant de la variable étudiée. Dans le cas présent, il est possible de représenter l’impact de la probabilité de perdre son emploi et de celle de trouver un emploi sur le chômage. Mathématiquement, et dans le cas le plus simple, il suffit de définir u, le taux de chômage, δ la probabilité de perdre son emploi et λ la probabilité de trouver un emploi. A l’état stationnaire, nous avons les entrées dans l’état de chômage égales aux sorties, soit :

Expliciter la courbe de Beveridge revient ainsi à expliciter la relation entre le taux de chômage, u, et le taux de vacances publiées : cette dernière réside dans le fait que la probabilité de trouver un emploi, λ, dépend dans ces modèles de ce que les économistes appellent la tension sur le marché du travail, égale au taux de vacances publiées divisé par le taux de chômage. Ainsi, lorsque les entreprises augmentent le nombre d’offres d’emploi publiées chaque jour, la tension sur le marché du travail augmente, provoquant une augmentation de la probabilité de trouver un emploi, λ, et, selon la relation mathématique donnée ci-dessus, impliquant une baisse du taux de chômage (toutes choses égales par ailleurs). La courbe de Beveridge peut donc aussi être représentée par la relation entre le taux de chômage et la tension sur le marché du travail. Plus la tension est élevée, plus il est facile pour un chômeur de trouver un emploi mais plus il est difficile pour une entreprise d’embaucher. En revenant à nos données, il est intéressant de comprendre l’évolution de la courbe à l’aide des fondements théoriques données par les modèles d’appariement. Le graphique 1 ci-dessous représente la courbe de Beveridge pour les Etats-Unis de décembre 2000 à janvier 2020 :

 

Graphique réalisé par Partageons l’Eco (données du Bureau of Labor Statutics)

 

Après la Grande Crise Financière (GFC) de 2008, la courbe s’est légèrement déplacée sur la droite, comme l’indique la flèche, indiquant potentiellement des difficultés plus importantes dans le processus d’appariement entre employeurs et travailleurs. Concernant les mouvements de l’économie le long de la courbe, les économistes ont constaté que le taux d’offres d’emploi postées aurait tendance à signaler une entrée en récession : une baisse du nombre de vacances (1) précède la hausse du chômage (2). De même, en période de croissance, l’augmentation des offres d’emploi publiées par les entreprises (3) précède la diminution du chômage (4). La courbe de Beveridge et les rythmes de publication d’offres d’emploi sont en cela des indicateurs de surveillance du cycle économique utilisés par les économistes.

L’existence d’une courbe de Beveridge un peu « saoule » s’explique par l’explosion en avril 2020 du chômage involontaire aux Etats-Unis en raison de la pandémie de coronavirus : dans ce pays, les autorités n’ont pas subventionné les entreprises pour conserver leurs salariés, elles ont directement compensé les travailleurs.. Si le point d’avril 2020 s’est retrouvé si éloigné de la relation suivie par les données depuis la GFC, c’est en partie parce que les travailleurs de certains secteurs comme ceux de la restauration ou du tourisme se sont retrouvés en situation de chômage temporaire : l’économie a soudainement vu son taux de chômage augmenter sans avoir dans un premier temps connu une baisse du taux d’offres d’emploi publiées par les entreprises ! A ce stade, l’impact de la pandémie sur la courbe de Beveridge semble temporaire et quelques anomalies se sont d’ores et déjà résorbées d’elles-mêmes. Il est cependant encore trop tôt pour affirmer qu’une telle crise se passera de changements structurels sur le marché du travail.

Justine Feliu

Notes :

[i] https://twitter.com/crampell/status/1270356067856322561

[ii] Cet essai est parfois qualifié de « second rapport Beveridge » car il fait suite au rapport parlementaire de 1942 qui fit passer William Beveridge à la postérité.

[iii]La transition d’une économie industrielle vers une économie de services est un exemple de changements structurels. Ces changements ne sont pas directement liés au marché du travail mais nécessitent son adaptation en fonction des secteursd’activité naissant. A ce titre, transitionner vers une économie plus respectueuse de l’environnement posera aussi des questions de réallocation sur le marché du travail.

 

Références :

Elbsy, Michael W.L., Ryan Michaels and David Ratner. 2015. « The Beveridge Curve: A Survey ». Journal of Economic Literature 53(3): 571-630

Beveridge, William Henry. 1944. Full Employment in a Free Society. London: G. Allen

Diamond, Peter A. 1982. « Aggregate Demand Management in Search Equilibrium. » Journal of Political Economy 90 (5): 881-94

Pissarides, Christopher A. 1985. « Short-Run Equilibrium Dynamics of Unemployment, Vacancies, and Real Wages. » American Economic Review 75 (4): 675-90.

Mortensen, Dale T., and Christopher A. Pissarides. 1994. « Job Creation and Job Destruction in the Theory of Unemployment. » Review of Economic Studies 61 (3): 397-415

Yashiv, Eran. 2008. « Beveridge Curve. » In The New Palgrave Dictionary of Economics , Second edition, edited by Steven N. Durlauf and Lawrence E. Blume. London: Palgrave Macmillan.