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La destruction créatrice, Joseph Schumpeter (Fiche concept)

Dans une interview le 27 août 2017, le Président de la République avait justifié la réforme du code du travail en déclarant : « Puisque l’on entre dans un monde très schumpétérien, il est important de libérer le processus de destruction créatrice ».

En associant la « destruction créatrice » à l’idée que « pour créer du neuf, il faudrait faire table rase de l’ancien », la thèse défendue par Joseph Schumpeter est faussement interprétée. Dans son livre Capitalisme, Socialisme et Démocratie (1942), l’économiste autrichien défend l’idée que le capitalisme est soumis à un processus d’évolution impulsé par l’innovation. Ce processus de mouvement permanent de destructions et de créations d’activité se déploie à long terme et transforme de l’intérieur la structure économique « en éliminant les éléments vieillis et en créant continuellement des éléments nouveaux ». C’est là, selon lui, la principale source de productivité. À l’aune d’une « révolution » liée à l’intelligence artificielle qui va profondément bouleverser l’ensemble du système productif et les compétences associées, revenir à l’interprétation schumpétérienne permet de bien comprendre que ce n’est pas la destruction qui porte la création, mais l’innovation qui engendre les deux, dans la dynamique globale du capitalisme.

L’innovation et l’entrepreneur : fondements du processus de « destruction créatrice ».

 Permises par le progrès technique, les innovations sont au cœur du processus de « destruction créatrice ». Joseph Schumpeter définit l’innovation comme « les nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transports, les nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle » (Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942). Il distingue cinq formes d’innovations :

  • L’innovation de produits (mise en œuvre d’une nouvelle classe de produits, biens ou services, ou d’un produit existant mais incorporant une nouveauté)
  • L’innovation de procédés (mise en œuvre d’une méthode de production ou de distribution nouvelle ou améliorée ; exemple : raccourci des délais de livraison grâce à l’intelligence artificielle)
  • L’innovation de modes de production (adoption d’une nouvelle organisation de travail ; exemples : OST, organisation du travail à flux tendus ou encore le self-service dans la restauration)
  • L’innovation de débouchés (nouvelle manière de vendre ou d’apporter le produit au client ; exemple : digitalisation du processus de vente)
  • L’innovation de matières premières (nouvelles sources d’approvisionnement, prélèvement ou extraction…)

Ces innovations, qui conduisent autant à des progrès quantitatifs (avec l’augmentation du niveau de production) que qualitatifs, ne sont rendues possibles que par l’existence d’un « entrepreneur innovateur ». Selon Joseph Schumpeter, l’entrepreneur est l’acteur fondamental de la croissance économique, c’est un « héros qui innove et qui brise les routines ». L’entrepreneur serait un « idéal type »[i] en ce qu’il rendrait possible le changement de l’intérieur du processus économique. Plutôt que de s’adapter à un environnement, c’est lui qui, par son intervention, façonne cet environnement. L’entrepreneur est ainsi décrit par Schumpeter comme un « chef animé par la volonté de puissance ou par le goût de la compétition économique ». La lutte pour la réussite économique est sa motivation, le profit étant le résultat de l’innovation qui réussit.

Ainsi, à la différence de l’invention qui représente la découverte de nouvelles connaissances scientifiques et techniques, l’innovation est l’introduction de nouveaux procédés techniques et de nouvelles formes d’organisation industrielle. Toutefois, toutes les innovations n’ont pas le même impact sur la croissance. Seules les innovations radicales (dites aussi de “rupture”) bouleversent l’équilibre économique puisqu’elles entrainent avec elles une série d’innovations de second ordre qui initieront le processus de destruction créatrice.

 La destruction créatrice au cœur de la dynamique du capitalisme.

 Ce qui intéresse fondamentalement Schumpeter c’est l’évolution du système capitaliste : « il constitue, de par sa nature, un type ou une méthode de transformation économique, et non seulement il n’est jamais stationnaire mais il ne pourra jamais le devenir » écrit-il en 1942.

L’entrepreneur motivé par la recherche de rentabilité assure par son esprit d’aventure le renouvellement permanent des structures de production. En effet, en conférant aux entrepreneurs une nouvelle situation de monopole qui leur assure des profits importants, les nouvelles innovations réduisent la rentabilité des anciennes et conduisent à leur obsolescence : c’est la « destruction créatrice ».

Plus précisément, le processus de « destruction créatrice » engendre dans un premier temps un processus de reconversions et de disparitions des activités économiques en place s’appuyant sur d’anciennes innovations. Cette phase de « dépression » dans laquelle les destructions sont plus fortes que les créations s’accompagnent très souvent selon l’économiste par du chômage en raison du déclin de certaines activités et des emplois conséquemment perdus. Cependant, au moment où se détruisent les anciennes innovations, les nouvelles innovations font émerger les sources de profits futurs. La phase de croissance correspond alors à la période de diffusion des nouvelles innovations, alimentée par le développement du crédit. De cette manière, la croissance économique est assurée car la demande – et donc la production – pour ce type de biens est forte. Le processus de « destruction créatrice » engendre ainsi une phase de recul de l’activité économique pour ensuite produire ses fruits dans la phase dite « d’expansion ».

 

Aussi convient-il de souligner que selon Schumpeter, les mutations économiques sont d’autant plus profondes et la phase de croissance est d’autant plus longue (plusieurs décennies) qu’une innovation n’arrive jamais seule. Que serait en effet l’ordinateur sans les logiciels, les périphériques ou les usages associés à la numérisation des activités économiques ? Après une innovation de rupture, d’autres innovations apparaissent par « grappes » portées par la découverte initiale. Elles sont elles-mêmes porteuses de bouleversements, de création puis de destruction d’activités, même si ces bouleversements sont parfois moins visibles.

Destruction créatrice et cycles économiques.

En produisant un comportement cyclique de l’économie, le processus de destruction créatrice est selon Schumpeter à l’origine des fluctuations économiques. Ces dernières se caractérisent par des transformations importantes des structures de production et d’emploi liées aux changements technologiques. Comme l’affirme Schumpeter, « ce processus de mutation industrielle imprime l’élan fondamental qui donne leur ton général aux affaires : pendant que ces nouveautés sont mises en train, la dépense est facile et la prospérité est prédominante – […] – mais, en même temps que ces réalisations s’achèvent et que leurs fruits se mettent à affluer, l’on assiste à l’élimination des éléments périmés de la structure économique et la ‘dépression’ est prédominante. » (Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942). À partir des travaux de l’économiste russe Kondratiev qui avait identifié les cycles longs (40 à 60 ans) de la croissance économique, Schumpeter relie les fluctuations de l’économie des années 1930 à l’apparition d’innovations majeures qui ont modifié profondément les structures de l’économie. Ainsi, au cycle correspondant à l’apparition des engins à vapeur, du fer et du coton a succédé le cycle ouvert par les trains et les rails puis celui associé à l’électricité et à l’automobile. Le passage d’un cycle à l’autre se fait par processus de destruction créatrice, car l’innovation à la source d’un cycle est nécessairement une innovation de rupture. Si ces révolutions ne sont pas incessantes, puisqu’elles se réalisent par poussées disjointes, séparées les unes des autres par des périodes de calme relatif, le processus dans son ensemble agit sans interruption, en ce sens qu’à tout moment une révolution se produit ou les résultats d’une révolution sont assimilés.

Destruction créatrice et concurrence.  

La croissance est un processus permanent de création, de destruction et de restructuration des activités économiques : « le nouveau ne sort pas de l’ancien, mais à côté de l’ancien, lui fait concurrence jusqu’à le ruiner ». L’ouverture de nouveaux marchés, internationaux ou domestiques, et le développement d’organisations depuis l’atelier jusqu’aux conglomérats modernes illustrent le même processus de mutation industrielle qui révolutionne constamment les structures économiques de l’intérieur, en détruisant incessamment les anciennes et en en créant constamment de nouvelles. Pour Schumpeter, ce qui compte n’est pas la concurrence par les prix mais celle qui provient des nouveaux produits, des nouvelles technologies, des nouvelles sources d’approvisionnement, des nouveaux types d’organisation, c’est-à-dire « une concurrence qui permet des avantages décisifs en termes de coût ou de qualité et qui, plutôt que d’affecter les profits d’une entreprise à la marge, remet en cause ses fondements et son existence même » (Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942).

La conception schumpétérienne de la concurrence peut être discutée aujourd’hui par le passage à un nouveau régime technologique qui suppose notamment un « principe de sélection » [i].  Les technologies numériques demandent désormais un temps considérable pour être exploitées efficacement. Il faut atteindre des effets de seuil, et des investissements complémentaires sont nécessaires (reconception des processus, dépenses de formation, modification de la structure organisationnelle de l’entreprise, …).  La conséquence est un accroissement très significatif des coûts d’adoption de la technologie pour un grand nombre d’entreprises, accentué par la position dominante des entreprises les plus dynamiques qui renforcent leurs avantages,  et qui place celles qui souffrent d’un manque d’investissements immatériels dans une « trappe à productivité »[ii]

 La politique fiscale pourrait être un outil de politique publique efficace pour créer un cadre incitatif et stimuler l’innovation des entreprises. Il conviendrait cependant de trouver un juste milieu pour éviter d’exercer une pression fiscale trop forte qui découragerait les efforts d’innovation et compromettrait le mécanisme de la destruction créatrice et de la croissance.

Les implications de la « destruction créatrice » : inégalités et croissance durable. 

Si l’innovation, au cœur du processus de « destruction créatrice » mis en avant par Schumpeter, peut favoriser la réussite entrepreneuriale, d’autres économistes ont mis en avant les enjeux sociaux et environnementaux qu’elle implique. Philippe Aghion, Céline Antonin, et Simon Bunel montrent à ce propos, dans Le pouvoir de la destruction créatrice, qu’il existe une forte inégalité d’accès à l’innovation entre individus : en particulier le niveau social, l’éducation, et la profession des parents influent grandement sur la probabilité qu’ont les enfants de devenir innovateurs. L’école et sa capacité d’égalisation des chances, a ainsi un rôle clé : « la question de savoir comment organiser le système scolaire pour récupérer le maximum d’Einstein en germe demeure largement ouverte ». Afin de soutenir le processus de « destruction créatrice » tout en garantissant des conditions d’accès équitables entre les individus, il reviendrait à l’État de mobiliser des ressources nécessaires pour investir dans des politiques de formation, dans les secteurs de la santé, de la recherche et de l’éducation, qui produisent des externalités positives.

Par ailleurs, comme le soulignait Schumpeter, l’innovation est incontestablement un vecteur de croissance des niveaux de vie et d’amélioration de la qualité de vie. Cependant, dans un contexte de changement climatique très préoccupant et d’épuisement du capital naturel, il reviendrait aux pouvoirs publics d’utiliser à bon escient et de manière équilibrée les outils qui sont à sa disposition pour inciter à l’innovation verte : taxe carbone, subventions à l’innovation verte, transferts de technologies vertes vers les pays en développement… En particulier, l’articulation entre capital-risque et investisseurs institutionnels pour financer l’innovation disruptive serait essentielle pour soutenir les révolutions technologiques et la prise de risque des entrepreneurs [ii].

Les pouvoirs publics devraient in fine amortir les chocs liés à l’innovation : « la destruction créatrice a besoin de filet de sécurité », notamment en matière sociale. Ainsi, le rôle des politiques publiques serait d’accompagner le processus de destruction créatrice pour limiter ses effets néfastes et maximiser son impact bénéfique sur le niveau de vie et le bien-être : « le capitalisme est un cheval fougueux : il peut facilement s’emballer, échappant à tout contrôle. Mais si on lui tient fermement les rênes, alors il va là où l’on veut ».

Chloé Coudray

Notes:

[i] Lorsque Schumpeter parle de l’entrepreneur, il utilise la méthode développée par le sociologue Max Weber : « l’idéaltype ». Il s’agit d’un outil conceptuel permettant d’expliquer la singularité des individus et des phénomènes sociaux en proposant un portrait-type.

[ii] La « trappe à productivité » se conçoit comme une courbe en U dont les extrêmes sont les jeunes firmes en croissance rapide et les grandes entreprises à forte productivité. Les entreprises prises dans la trappe sont celles qui n’ont pas une taille différente des grandes entreprises mais souffrent d’une insuffisance d’investissements immatériels. En bloquant la diffusion des connaissances et des technologies, les « Superstar firms » tendent à accroitre significativement les coûts d’adoption de la technologie. De cette façon, les firmes les plus dynamiques renforcent leurs avantages, consolident leurs marchés, imposent leurs produits relativement aux entreprises moins dynamiques.

 

Références :

Joseph Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie (1942)

Philippe Aghion, Céline Antonin, Simon Bunel, Le pouvoir de la destruction créatrice (2021)

https://theconversation.com/destruction-creatrice-pour-en-finir-avec-les-contresens-118614

https://www.melchior.fr/video/la-destruction-creatrice-3-questions-philippe-aghion-college-de-france

https://legrandcontinent.eu/fr/2021/04/29/le-pouvoir-de-la-destruction-creatrice-de-lintegration-de-la-critique-au-depassement-du-neoliberalisme/