David Edward Card est un économiste canadien et professeur à l’université de Berkeley. Spécialisé dans les enjeux d’inégalités, d’éducation et d’immigration au sein du marché du travail, il reçoit pour ses travaux la récompense de la Banque de Suède, le prix Nobel d’Economie, en 2021.
Sa notoriété internationale est sans aucun doute héritière de ses travaux des années 1990 où il étudie, avec Alan Krueger, les conséquences empiriques d’une hausse du salaire minimum. La principale conclusion de ses travaux est qu’une hausse du salaire minimum peut avoir un effet bénéfique sur l’emploi. Ce résultat a eu l’effet d’une bombe dans le domaine académique, comme en témoignent les vives réactions dans son entourage, au premier rang desquels celle du prix Nobel d’Economie de 1986, James Buchanan, qui écrit dans les colonnes du très prisé Wall Street Journal les lignes suivantes [i] :
« Aucun économiste qui se respecte ne peut prétendre qu’une augmentation du salaire minimum puisse augmenter l’emploi. Une telle affirmation, si elle est sérieusement avancée, équivaut à nier qu’il y a même un minimum de contenu scientifique en économie ».
Pourtant, près de 30 ans après la publication de l’article de recherche de Card, sa nomination au prix Nobel fait plutôt consensus chez les économistes et lors de la cérémonie Justin Trudeau, le premier ministre canadien, dira même de son concitoyen qu’il a « révolutionné la recherche en sciences économiques » et « considérablement amélioré notre compréhension du marché du travail » tout en « remettant en cause les idées reçues ». Il est donc légitime de se demander, quel a été le chemin parcouru par David Card en l’espace de 30 ans pour durablement bouleverser le domaine de la recherche empirique en économie du travail.
Les effets du salaire minimum sur l’emploi
C’est en 1993 que David Card et Alan Krueger, tous deux économistes à Princeton, publient un article de recherche intitulé « Minimum Wages and Employment : A Case Study of the Fast Food Industry in New Jersey and Pennsylvania » (Le salaire minimum et l’emploi : une étude de cas de l’industrie du fast-food dans le New Jersey et la Pennsylvanie). Ils y étudient les conséquences sur l’emploi auprès de 410 restaurants de l’industrie du fast-food dans le New Jersey et la Pennsylvanie d’une hausse du salaire minimum, qui en 1992 est passé de $4.25 à $5.05 de l’heure au New Jersey tout en restant inchangé en Pennsylvanie. Le principal atout d’interroger les entreprises de la restauration rapide est qu’elles emploient une part significative de leurs mains d’œuvre à un salaire égale ou proche du salaire minimum et que leur force de travail est notamment jeune et peu qualifiée, ce qui constitue traditionnellement la catégorie sociale la plus impactée par une hausse du salaire minimum selon la théorie économique.
Cette étude a été une véritable révolution méthodologique dans le domaine académique à une époque où le travail de l’économiste consistait principalement à construire des modèles théoriques sans pour autant accorder grande importance à la confrontation empirique des données. A l’inverse ici, les deux économistes réalisent ce qui s’apparente à une analyse expérimentale de l’économie, qui à l’image des sciences naturelles étudie d’un côté un groupe de traitement, ici les restaurants du New Jersey où le salaire minimum a augmenté de près de 20%, et de l’autre un groupe de contrôle avec les entreprises de Pennsylvanie. Ces deux Etats, en raison de leur proximité géographique, partagent de nombreuses caractéristiques communes et sont ainsi particulièrement pertinentes à étudier comparativement afin d’appréhender la relation causale du salaire minimum sur l’emploi et l’insertion des jeunes et des peu qualifiés sur le marché du travail.
A ce sujet, David Card et Alan Krueger sont arrivés à des résultats qui en ont étonné plus d’un à l’époque. Tout d’abord le nombre de restaurants fast-food ayant augmenté leur main d’œuvre était de 52% au New Jersey alors qu’il n’était que de 41% en Pennsylvanie, où le salaire minimum n’avait pas changé. Ensuite, le taux d’emploi (en équivalant temps plein [ii]) par restaurant a progressé de 0,6 point de pourcentage au New Jersey parallèlement à une baisse de 2,2 points en Pennsylvanie. Ainsi au regard de ces résultats, les deux économistes arrivent à la conclusion que l’augmentation du salaire minimum aurait globalement permis l’accroissement du taux d’emploi à temps plein d’environ 2,8 points de pourcentage (0,6+2,2) dans la restauration rapide comparativement à une situation où cette hausse du salaire minimum n’aurait pas eu lieu.
La postérité des travaux et ses critiques
Dès le milieu des années 1990, de nombreux économistes ont appréhendé les travaux de Card et Krueger comme un véritable changement de paradigme, l’avènement d’une nouvelle approche analytique du marché du travail, à une époque où la vision concurrentielle domine encore la pensée économique. En effet, selon l’approche concurrentielle, l’équilibre partiel sur le marché du travail serait entaché par une hausse du prix de ce facteur, mais ce que sous-tendent les travaux de Card et Krueger est qu’il existerait en équilibre général des effets de reports du salaire réel sur la consommation. C’est donc selon ce dernier mécanisme, d’inspiration keynésienne, qu’une hausse du salaire réel peut contribuer à augmenter le niveau d’emploi. A la suite de ces travaux, sans pour autant enterrer l’approche concurrentielle, il était devenu au moins difficile pour un économiste de cette école de pensée de ne pas prendre en considération les travaux de Card, quand bien même il s’agissait de les réfuter.
Les critiques se sont donc notamment cristallisées sur la méthodologie choisie par Card et Krueger. Ainsi pour l’économiste américain, Daniel Hamermesh, la période d’étude retenue (février à novembre 1992) est beaucoup trop courte et peine à rendre compte des véritables tenants et aboutissants des dynamiques sur le marché du travail. Il soulève que dans le cadre du New Jersey, les débats au sujet du salaire minimum avaient débuté deux ans avant le début de l’étude et qu’en conséquence les employeurs ont pu changer de stratégie bien avant la hausse effective des salaires. Ce même économiste remet en cause les résultats empiriques de Card et Krueger. En effet, dans son livre de 1996 « Labor Demand » (Demande de travail), il estime l’élasticité de l’emploi peu qualifié au salaire minimum à -0,3. Ce résultat met donc en exergue qu’une hausse de 10% du salaire minimum occasionnerait une baisse de 3% de l’emploi à faibles qualifications.
Plus préoccupant encore, l’étude de David Neumark et William Wascher en 2000 [iii] , qui cherche à reproduire les travaux de Card et Krueger dans les mêmes Etats américains et durant la même temporalité mais avec d’autres bases de données. Ils aboutiront eux aussi à une élasticité du salaire minimum à l’emploi négative (-0,2).
A l’échelle nationale enfin, la robustesse des résultats de Card semble être remise en cause. A titre d’exemple, le Congressional Budget Office (CBO), une agence fédérale des Etats-Unis, émet des réserves dans son rapport de 2019 sur les bénéfices d’une éventuelle augmentation du salaire minimum à $15 de l’heure, pouvant entraîner selon leur étude jusqu’à 3,7 millions de perte d’emplois [iv].
Conclusion
Il ne fait aucun doute que les travaux de Card et Krueger ont eu un impact durable dans le domaine de la recherche empirique en économie du travail et que leurs résultats fournissent de sérieuses preuves qu’une hausse du salaire minimum ne mène pas systématiquement à une détérioration de l’emploi sur le marché du travail pour les peu qualifiés. Ainsi, en 2014, 600 économistes, dont J. Stiglitz, D. Rodrik, ou encore R. Solow, se mobilisent aux Etats-Unis pour un changement de paradigme sur la question du salaire minimum [v] . Néanmoins si cette idée semble de plus en plus s’implanter auprès des économistes, il n’en est pas de même du résultat d’une corrélation positive entre salaire minimum et emploi. En effet, cette dernière observation peine davantage à se généraliser à d’autres cadres d’analyse, que cela soit dans une autre temporalité, dans d’autres zones géographiques ou à l’échelle nationale. D’autres facteurs semblent donc déterminer l’élasticité de l’emploi au salaire minimum, au premier rang desquels pour beaucoup d’économistes, le degré de concurrence international ou le secteur d’activité dans lequel une région se spécialise.
Grégoire Magne
Notes :
[I] James Buchanan, (25 Avril 1986), “Commentary on the Minimum Wage”, Wall Street Journal
[ii] David Neumark et William Wascher, (Décembre 2000), “Minimum Wages and Employment: A Case Study of the Fast-Food Industry in New Jersey and Pennsylvania: Comment”, The American Economic Review: Vol. 90, No. 5, p. 1362-1396.
[iii] L’équivalent temps plein (ETP), est une unité de mesure destinée à rendre les charges de travail d’une personne employée comparables en termes de temps de travail. Aux Etats-Unis, le temps plein est déterminé en règle générale ainsi : 40 heures par semaine * (52 semaines dans l’année – 5 semaines de vacances règlementaires).
[iv] Congressional Budget Office, (Juillet 2019), “The Effects on Employment and Family Income of Increasing the Federal Minimum Wage”.
[v] Economic Policy Institute (14 Janvier 2014), “Economist Statement on the Federal Minimum Wage”.
Références :
David Card et Alan Krueger, (1993), “Minimum Wages and Employment: A Case Study of the Fast-Food Industry in New Jersey and Pennsylvania, David Card et Alan Krueger”, American Economic Review, Vol. 84, 772-793.
David Card et Alan Krueger, (1995), “Myth and Measurement: The New Economics of the Minimum Wage”, Princeton University Press, New Jersey.
Stephen Bazen (Février 2002), “Do Minimum Wages Have a Negative Impact on Employment in the United States?”, Public Economics.
Williams et Mills, (2001), “The Minimum Wage and Teenage Employment: Evidence from Time Series”, Applied Economics, Vol 33, 285-300.
Jérôme Gautié, (2015), « D’un siècle à l’autre : salaire minimum, science économique et débat public aux Etats-Unis, en France et au Royaume-Uni (1890-2015) », Revue Economique, Vol 69, 67-109.