La monnaie hélicoptère, M. Friedman (1969)
Et si chaque citoyen recevait directement de l’argent par la banque centrale pour être encouragé à davantage consommer ? Des voix de plus en plus nombreuses, notamment en Europe, se font entendre pour mettre en action ce concept, couramment appelé monnaie hélicoptère. Longtemps chimérique, cette idée pourrait pourtant passer de la théorie à la pratique dans un proche avenir…
Un espoir pour relancer l’activité
Depuis la crise financière de 2007-2008, les grandes banques centrales, en particulier la BCE, font feu de tout bois pour relancer l’inflation (qui reflète l’augmentation de l’activité économique). Elles ont abaissé autant que possible leurs taux directeurs (celui auquel les banques se refinancent auprès d’elles, et celui qui s’applique aux réserves excédentaires de ces dernières sur leur compte à la banque centrale), et pris des mesures non conventionnelles devenues courantes comme le quantitative easing, rachats massifs d’actifs contre des liquidités. Ces mesures, censées faciliter le crédit à l’économie, auraient dû faire progresser la monnaie créée par les banques commerciales (masse monétaire) proportionnellement à celle créée par la banque centrale (base monétaire) et relancer l’investissement et la croissance. Or, si ces instruments semblent avoir contribué un temps à éviter de basculer dans la déflation, leurs limites apparentes font aujourd’hui craindre un basculement dans ce cercle vicieux cumulant baisse des prix et de l’activité. L’inflation reste faible (1,4 % sur un an en décembre), loin de l’objectif d’une proximité de 2 % de la BCE.
Au-delà d’une réticence des entreprises et des ménages à emprunter face aux incertaines perspectives d’avenir, une des explications vient du fait que les canaux de transmission bancaire et de marché sont obstrués. Pourquoi alors ne pas s’en affranchir en donnant directement la monnaie de banque centrale aux citoyens ? L’idée avait été évoquée par l’Américain Milton Friedman en 1948, à une époque où la crise déflationniste des années 1930 était encore dans les mémoires, puis fut développée dans son ouvrage The Optimum Quantity of Money, vingt-et-un ans plus tard¹. À l’origine, l’économiste avait utilisé l’image d’un “helicopter money” jetant du ciel des mannes de billets, comme un moyen de provoquer de l’inflation dans une logique où il faut accroître la quantité de monnaie quand l’inflation est trop basse, dans la lignée de l’école de pensée monétariste. Aujourd’hui, les discussions portent sur un versement direct d’une somme par la banque centrale vers le compte bancaire des particuliers, permettant une relance sans impliquer d’endettement des États. Cette idée trouve des adeptes de plus en plus nombreux (économistes, anciens banquiers centraux, fonds d’investissement…), particulièrement en Europe où des associations comme Positive Money se font entendre pour encourager son introduction, venant de rencontrer à Bruxelles la nouvelle présidente de la BCE, Christine Lagarde. En 2016, au cours d’une période de doutes sur l’étendue de l’action de la BCE, son prédécesseur Mario Draghi avait affirmé que cette idée “intéressante” faisait bien partie de l’arsenal de la banque centrale, tout en précisant qu’elle n’avait pas encore été précisément étudiée…
…Car il existe encore beaucoup de mystères sur la forme que pourrait concrètement prendre la monnaie hélicoptère. Certains craignent notamment une détérioration des réserves et fonds propres de la banque centrale et donc une dégradation de sa crédibilité, et préfèreraient opter pour une participation des États dans le processus. Ceux-ci feraient des transferts de revenus vers la population (ou baisses d’impôts) financés par une émission d’obligations que la banque centrale achèterait en échange de liquidités.
Quelle que soit la forme qu’il prendrait, l’hélicoptère monétaire permettrait une relance économique, permettant de diffuser équitablement une création monétaire directe vers les citoyens.
Relance durable ou feu de paille ?
Mais des problèmes techniques pourraient perturber la conceptualisation de ce nouvel instrument monétaire… En particulier l’identification des comptes bancaires de chaque citoyen, afin notamment de s’assurer de créditer une seule fois ceux qui en possèdent plusieurs. Collaborer à ce point avec les banques commerciales ne s’annonce pas simple. La mise en circulation d’une monnaie numérique pourrait contourner cet obstacle. La création d’une monnaie digitale (étudiée actuellement par plusieurs banques centrales, dont la Banque de France) pourrait en effet faciliter ensuite la mise en œuvre d’une “hélicrypto-monnaie”. Chaque citoyen pourrait, par exemple, avoir automatiquement un compte en monnaie électronique auprès de la BCE ou de sa banque centrale nationale, qui pourrait être alimenté au gré des volontés de la politique monétaire². L’éventuel lancement de monnaie électronique des banques centrales pourrait donc ouvrir de nouvelles perspectives à la relance monétaire.
En terme de quantité de monnaie créée, beaucoup de discussions risquent de survenir sur le bon calibrage du montant à distribuer, qui pourrait fortement différer entre les zones géographiques et les niveaux de richesses. La collecte d’informations risquant d’être trop fastidieuse pour une banque centrale, la tâche pourrait ainsi revenir aux autorités des pays.
Même si la BCE parvenait à surmonter les difficultés de sa mise en place, la monnaie hélicoptère se heurterait encore à beaucoup de réticences. Les réfractaires d’une forte inflation sont notamment vent debout contre la mise en pratique de cette idée, qui représenterait pour certains un sommet d’hérésie atteint par les politiques monétaires : ceux-ci craignent en particulier que l’excès de liquidité entraîne un emballement de l’inflation au détriment d’une hausse de l’activité… Mais face aux résultats de moins en moins visibles de la politique monétaire très accommodante, l’hélicoptère pourrait justement être l’ultime recours de la BCE pour regagner sa cible d’inflation.
Il existe également la crainte de voir la monnaie nouvellement créée se loger vers l’épargne (chaque citoyen n’ayant pas forcément envie de dépenser son argent, surtout les plus aisés), ou encore vers les bulles spéculatives et les produits importés, éléments peu efficaces pour augmenter la croissance… Ces dangers pourraient toutefois être amoindris par l’utilisation de bons d’achats pour orienter les produits achetables, dans l’espace et dans le temps (mais les bénéfices de cette solution pourraient être annulés par un surplus d’épargne sur les autres revenus…).
Si la monnaie hélicoptère pourrait bien être une solution pour faire repartir l’activité, il est en revanche moins sûr que cela puisse le faire durablement. En effet, créer une croissance pérenne et soutenable requiert de l’investissement, en particulier celui orienté vers l’éducation, la santé, l’environnement… Or, ces domaines ont des caractéristiques de rendements lointains, qui se prêtent donc mal au seul financement privé. En l’absence de fédéralisme budgétaire européen, les investissements relèvent davantage des États eux-mêmes. Une relance de l’ensemble des pays de la zone euro aurait donc sans doute une plus grande efficacité (bien qu’il serait difficile de la coordonner). Par ailleurs, cela légitimerait démocratiquement une telle action, à l’inverse de la BCE qui n’a été ni programmée ni élue pour l’effectuer, et qui a déjà été très loin dans les tentatives pour faire repartir l’activité.
« Je ne suis ni une colombe, ni un faucon » a déclaré Christine Lagarde peu après son entrée à la BCE, en référence aux surnoms donnés respectivement aux partisans d’une politique monétaire accommodante et à ceux prônant une rigueur monétaire. « Mon ambition est d’être une chouette, que l’on associe souvent à une certaine sagesse.” La question est de savoir si cette certaine sagesse tolérerait un jour le recours à la monnaie hélicoptère pour relancer l’activité en Europe…
Vincent Leday,
infographie par Anastasia Melachrinos
Références :
« Let us suppose now that one day a helicopter flies over this community and drops an additional $1,000 in bills from the sky, which is, of course, hastily collected by members of the community.» (M. Friedman, 1969 : “The Optimum Quantity of Money, and Other Essays”)
J. Couppey-Soubeyran (avec E. Carré, T. Lebrun & T. Renault), “Un drone monétaire pour remettre la politique monétaire au service de tous” (2020), Notes & Etudes, Institut Veblen.