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Comment mobiliser la réglementation financière pour la transition bas-carbone ? (Article)

Cet article, réalisé en partenariat avec l’Institut de l’Économie pour le Climat, présente en quoi la réglementation financière peut constituer un instrument pertinent pour participer à l’effort de financement nécessaire à la lutte contre le changement climatique. L’étude complète de J. Evain et M. Cardona est disponible ici.

L’idée de lutter contre le changement climatique pour l’atténuer et limiter ses impacts sur l’économie, l’environnement et l’espèce humaine en général fait aujourd’hui consensus. Selon le Groupe International d’Expertise sur le Climat (GIEC), ce réchauffement global est fondamentalement lié aux activités humaines génératrices d’émissions de gaz à effet de serre[1]. Ainsi, pour se conformer en France à la Stratégie Nationale Bas Carbone, il convient de transformer les modes de production, de consommation et de mener à bien la transition bas carbone. Les investissements massifs requis à cet effet concernent tous les agents économiques et ne pourront être initiés qu’au moyen d’une véritable mobilisation à la fois des budgets publics et des investissements privés. Face à ce constat, de nombreuses études ont proposé de “mettre la finance au service du climat”, notamment via une réallocation de l’épargne.

Pourtant, malgré l’urgence et les engagements pris lors des différents accords pour le climat (comme l’Accord de Paris en 2015), la finance se “verdit” à un rythme insuffisant[2], ce qui suggère qu’elle devrait être accompagnée par le régulateur. Parmi les nombreux instruments mobilisables pour modifier les incitations, la réglementation financière pourrait être modifiée pour développer les investissements verts et financer la conversion des activités brunes en activités bas-carbone. C’est l’objet d’une étude de J. Evain et M. Cardona pour l’Institut de l’Économie pour le Climat (I4CE), un think tank partenaire de la Caisse des Dépôts et de l’Agence Française du Développement, sur laquelle notre analyse sera majoritairement basée.

Nous nous concentrerons sur deux enjeux majeurs inhérents à la question du verdissement de la finance en suivant la trajectoire des capitaux, des agents à capacité de financement aux agents à besoin de financement. D’abord, il sera question de mobiliser la réglementation pour permettre aux particuliers d’orienter leur épargne vers des investissements verts. Ensuite, nous verrons que la réglementation peut favoriser le financement des entreprises souhaitant modifier leur processus productif.

I – Favoriser la réorientation de l’épargne en améliorant l’information sur les marchés

A. Des placements verts difficiles à identifier pour les épargnants

L’un des leviers principaux pour agir contre le changement climatique concerne les choix de consommation et d’épargne des ménages. En effet, le consommateur peut exercer un pouvoir de pression sur les entreprises par ces deux canaux s’il a une « préférence pour le vert ». Cette sensibilité des Français aux arguments environnementaux est relativement forte (plus de 60% d’entre eux se disent concernés par les enjeux environnementaux), mais seulement 5% d’entre eux déclarent avoir investi dans un fonds labellisé ISR[3]. Comment expliquer un tel écart ? D’abord, les Français sont relativement peu nombreux à investir dans les marchés financiers via une gestion directe. Mais on peut également expliquer cet écart par un manque d’information sur le marché des actifs verts ou encore favorables au climat.

En effet, la diversité des activités d’une société, peut priver l’épargnant de la certitude d’investir dans une activité verte. Cette information manquante peut freiner l’investissement pour les actifs verts sur les marchés financiers. Par exemple, dans le cas de Total, il est délicat pour l’investisseur d’établir si ses capitaux seront utilisés dans les activités pétrolières de l’entreprise ou dans la recherche dans les énergies renouvelables. Ce problème d’accès à l’information est accentué par la rationalité limitée (Simon, 1957[4]) des investisseurs sur les marchés financiers qui peut limiter la prise en compte de l’effet réel sur l’environnement de leur investissement, tant l’information disponible est complexe et partielle. En octobre 2020, la Présidente de la Banque centrale européenne (BCE) C. Lagarde avait à ce titre déclaré que les projets environnementaux avaient été financés à hauteur de 100 milliards d’euros l’an dernier alors que 290 milliards d’euros seraient nécessaires chaque année rien qu’en Europe[5]. Ce sous-investissement révèle des défaillances de marché sur la finance verte, et notamment un problème d’information.

B. La production d’information est un outil simple mais puissant permettant de flécher l’investissement et l’épargne

La production d’information par des acteurs privés ou publics peut ainsi inciter à investir dans les entreprises de la transition énergétique. À ce titre, la Commission européenne a adopté en avril 2021, un ensemble de mesures visant à « harmoniser la publication d’informations sur la durabilité par les entreprises, ce qui permettra aux sociétés financières, aux investisseurs et au grand public de disposer d’informations comparables et fiables en la matière »[6]. Plus concrètement, ces nouveaux critères communs de la taxonomie couvrent environ 40 % des sociétés cotées dans les secteurs qui sont responsables de près de 80 % des émissions directes de gaz à effet de serre en Europe ; en plus de garantir une plus grande transparence pour les investisseurs ces critères permettent aussi de guider les entreprises (financières ou non) pour orienter leur transition bas-carbone. De même, le Forum des investissement responsables (FIR) a publié en avril 2021 un classement des 40 entreprises du CAC 40 selon les critères Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance (ESG). Du côté d’I4CE, l’étude pointe les limites des labels existants (comme l’ISR) notamment sur leur capacité à refléter l’engagement réel des émetteurs d’actifs.

Par ailleurs, la diffusion de l’information sur les marchés concourt également à fournir des renseignements précieux, aux établissements bancaires notamment, sur l’impact climatique des acteurs financiers découlant de leurs choix de placements. En tant qu’intermédiaires dans les placements des particuliers sur les marchés, les établissements bancaires sont en concurrence pour attirer l’épargne. Ainsi, si la préférence des agents pour le vert est suffisamment importante et qu’ils sont suffisamment mobiles, la concurrence entre les banques pour obtenir l’épargne des particuliers exerce une pression à l’adoption de technologies et à l’augmentation des investissements verts (Aghion et al, 2021[7]). La proposition d’Ecolabel de l’étude d’I4CE pourrait non seulement avoir un impact direct sur les décisions de placements, mais aussi générer des effets cumulatifs via ce mécanisme concurrentiel.

Par ailleurs, d’autres mécanismes sont déjà à l’étude pour favoriser l’orientation de l’épargne vers la transition écologique. Ainsi, le rapport « Choisir une finance verte au service de l’accord de Paris », remis au Gouvernement en juillet 2020[8], propose d’ajouter aux missions du livret A, placement particulièrement apprécié, la mission de transition écologique pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. Ceci permettrait de contourner la réticence pour les placements risqués en mobilisant l’épargne issue de livrets particulièrement utilisés pour l’orienter vers la transition. L’excédent d’épargne en 2020[9], estimé à 142 milliards d’euros par la Banque de France, pourrait ainsi être mieux fléché vers la transition écologique. A ce titre, I4CE propose de développer des produits d’épargne portés vers la transition comme la création d’un compte à terme « transition » ou d’une offre d’unité de compte verte dans les contrats d’assurance vie.

II – Faciliter le financement des investissements verts dans les entreprises

A. Des projets d’investissement verts souvent faiblement rentables face à l’obstacle du financement

Pour comprendre comment la réglementation pourrait faciliter le financement des investissements verts des entreprises, il convient de préciser quelles entreprises investissent et comment elles se financent. Selon l’INSEE, en 2017, les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) représentaient 51% de la production de richesses (valeur ajoutée) en France et 61% de l’investissement effectué par les entreprises[10]. Une partie très importante de ces investissements est effectuée grâce au crédit bancaire pour ces entreprises, et une part moins importante pour les grandes entreprises. Ainsi, le secteur bancaire joue un rôle fondamental dans le financement du tissu productif, et les établissements financiers dans celui des grandes entreprises.

Dans ce cadre, les établissements bancaires et financiers ont l’opportunité de jouer un rôle important dans le financement des projets d’investissement verts des entreprises, mais ces derniers souffrent souvent d’une compétitivité réduite par rapport aux autres projets. En effet, ces projets peuvent avoir une rentabilité à plus long terme, ce qui les rend plus risqués, mais aussi présenter des avantages non pris en compte dans le calcul des banques pour l’octroi de crédit. Ainsi, l’étude d’I4CE propose « d’utiliser la réglementation pour inciter les acteurs financiers à s’intéresser aux projets faiblement rentables ».

B. Introduire le bénéfice socio-environnemental et le risque climatique dans l’évaluation des projets d’investissements

Depuis le début des années 2010[11], tant la littérature économique que les établissements financiers se sont penchés sur les risques climatiques financiers. Il s’agit des risques physiques pouvant affecter la rentabilité de l’investissement ou sa pérennité et de risques de transition[12], qui comprennent l’échouage de l’actif, c’est-à-dire sa dévalorisation. Ainsi, l’intégration de ces risques dans la décision d’investissement ou de crédit pourrait être favorisée par le régulateur dans un double objectif de stabilité financière et de transition vers une économie verte.

Par ailleurs, selon I4CE, le régulateur pourrait imposer aux établissements bancaires d’intégrer l’impact climatique des crédits dans leurs décisions. Ceci nécessiterait la généralisation d’une notation extra-financière, portant sur l’impact climatique du projet d’investissement. Plus encore, un critère d’impact climatique similaire pourrait être mis en place pour les établissements financiers. Ainsi, par ces deux mécanismes combinés, l’investissement vert serait stimulé quelle que soit sa modalité de financement (par le crédit ou le recours aux marchés financiers).

Cependant, pour être efficace, cette réglementation devrait s’accompagner de mécanismes incitatifs. En effet, à la suite de l’impulsion données par les différents Accords de Bâle dans l’objectif d’assurer la stabilité financière, les banques se sont vu imposer des exigences de fonds propres. Si elles sont nécessaires pour assurer la résilience des établissements bancaires, elles peuvent parfois peser sur les marges de manœuvre de ces intermédiaires financiers et donc sur leurs profits. L’étude d’I4CE propose ainsi d’utiliser un dispositif d’allègement de fonds propres déjà existant pour les infrastructures, en le resserrant sur les activités vertes.[13]

L’objectif serait de modifier la composition des portefeuilles en impulsant une substitution de projets verts aux projets gris. Une étude d’impact plus importante serait utile pour étudier son ampleur, ainsi que la présence d’effets pervers potentiels, par exemple sur la stabilité financière.

Conclusion

La réglementation dispose ainsi d’instruments pertinents pour mobiliser les acteurs financiers pour le climat. Cependant, la création de labels destinés à favoriser l’information sur les actifs verts ou la mise en place de notations extra-financières ne sont pas suffisantes. En effet, l’efficacité de ces mécanismes dépend de la préférence des agents pour le vert, pour les épargnants comme pour les établissements financiers, et se heurte aux questions de performances financières. Cette « préférence pour le vert » pourrait être source d’effets d’entrainement importants, notamment si elle provient des ménages. Elle pourrait stimuler la demande pour les produits plus écologiques, donc générer des investissements plus verts du côté des entreprises, tout en poussant les établissements financiers à verdir leurs placements via un mécanisme de concurrence (Aghion et al, 2021). Par ailleurs, l’obligation proposée par I4CE pour les acteurs financiers de définir des objectifs climatiques pourrait favoriser un verdissement des investissements.

Pour autant, les chercheurs d’I4CE identifient un autre obstacle fondamental quant à l’implication des agents financiers dans la transition bas carbone : l’insuffisante connaissance des enjeux climatiques par les travailleurs du secteur. Ils proposent d’utiliser la réglementation pour rendre obligatoire la formation de ces acteurs, définie comme un prérequis majeur à la mobilisation de la finance pour la transition bas carbone. En effet, pour mieux les impliquer, ceux-ci doivent disposer d’une certaine compréhension du risque contre lequel ils agissent.

Aymann Mhammedi, Grégoire Sempé, Ariane Alla

 

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Références

[1]Voir le rapport du GIEC de 2014 : https://www.ipcc.ch/site/assets/uploads/2018/02/SYR_AR5_FINAL_full.pdf

[2]Voir par exemple le rapport sur la finance verte remis au gouvernement en 2014 : https://www.economie.gouv.fr/files/files/PDF/2017/rapport_finance_verte10122017.pdf

[3]https://www.ifop.com/publication/les-francais-et-la-finance-responsable-2/

[4]Herbert A. Simon, Models of man : social and rational : mathematical essays on rational human behavior in a social setting, 1957

[5]https://www.lefigaro.fr/flash-eco/bce-lagarde-critique-le-retard-pris-par-la-finance-verte-20201014

[6]https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_21_1804

[7]Aghion P, Benabou R, Martin R, Roulet A. Environmental Preferences and Technological Choices: Is Market Competition Clean or Dirty?, 2021 : disponible à l’adresse : https://scholar.harvard.edu/aghion/publications/environmental-preferences-and-technological-choices-market-competition-clean-or

[8]https://www.economie.gouv.fr/remise-rapport-choisir-finance-verte-accord-paris#

[9]https://www.banque-france.fr/sites/default/files/medias/documents/impact_crise_covid_avril-2021.pdf

[10]Voir : https://www.insee.fr/fr/statistiques/4255785?sommaire=4256020#titre-bloc-1

[11] Pour une analyse plus approfondie, voir : Zhang, D., Zhang, Z., & Managi, S. (2019). A bibliometric analysis on green finance: Current status, development, and future directions. Finance Research Letters, 29, 425-430.

[12] Voir par exemple : https://acpr.banque-france.fr/sites/default/files/medias/documents/as_risque_climatique_note_de_presentation_fr.pdf

[13] Il ne s’agit cependant pas du « green supporting factor », qui est sujet à de nombreux débats quant à son efficacité et son impact sur la stabilité financière. Une évaluation de l’impact de cette politique est proposée dans homä, J. and Gibhardt, K. (2019), « Quantifying the potential impact of a green supporting factor or brown penalty on European banks and lending », Journal of Financial Regulation and Compliance, Vol. 27 No. 3, pp. 380-394. https://doi.org/10.1108/JFRC-03-2018-0038