La Grande Dépression des années 1930 a été un choc majeur dans l’histoire des faits économiques du XXe siècle, provocant un changement de paradigme dans les sciences économiques. En 1936, John Maynard Keynes préconise la mise en œuvre d’une politique de relance, alors novatrice, susceptible de permettre à l’économie britannique de sortir de la situation de sous-emploi qu’elle connaît alors. Il se fonde sur le raisonnement suivant : une hausse des dépenses publiques, créant une demande autonome va stimuler la production. Les entreprises vont alors embaucher de nouveaux salariés car la quantité de capital est fixe à court terme. Cette augmentation de la masse de revenus distribués se déverse dans la sphère réelle puisqu’une part importante sera rapidement consommée. Ce mécanisme se répétant de façon décroissante, en fonction de la propension marginale à consommer, crée une dynamique incitant les entreprises à poursuivre l’augmentation de leur production et de leurs embauches.
Le paradigme keynésien a été rapidement modélisé par John Hicks (modèle IS-LM présenté en 1937) depuis complété par d’autres travaux de tenants du keynésianisme dont notamment Trygve Haavelmo. Cet économiste, lauréat du prix Nobel en 1989 a cherché à savoir si on peut mettre en œuvre une politique de relance sans augmenter le déficit public. En 1945, il présente le théorème suivant qui porte son nom : une relance budgétaire financée à l’équilibre par une hausse d’impôts peut accroitre le Produit Intérieur Brut en s’appuyant sur l’équation de base du fonctionnement une économie keynésienne en situation de sous-emploi.
Soit une économie fermée où 𝑌 est à la fois la production et le revenu hors impôts des ménages dont une partie incompressible (𝑦0), l’investissement (I), les impôts (T), la dépense publique (G) et la propension marginale à consommer (c)
L’équilibre offre et demande donne : 𝑌 = 𝑦0 + 𝑐 (𝑌 − 𝑇) + 𝐼 + 𝐺
Soit, après résolution : 𝑌 = (1/1-c)∗[𝑦0 −cT+ 𝐼 +𝐺]
On suppose que l’Etat relance l’économie sachant 𝐼 et 𝑦0 constants et avec l’hypothèse : Δ𝐺 = Δ𝑇.
Alors: Δ𝑌= (1/1-c) ∗[Δ𝐺−𝑐(Δ𝑇)] = (1/1-c) ∗[Δ𝐺−𝑐(Δ𝐺)]= (1/1-c) ∗(1−𝑐)∗Δ𝐺=Δ𝐺
D’où : Δ𝑌 = Δ𝐺
Ainsi, le théorème d’Haavelmo est un cas particulier de relance budgétaire keynésienne où le multiplicateur est unitaire et l’équilibre budgétaire maintenu. Nous pouvons aussi recourir à un raisonnement plus littéral [1]. L’idée est que la dépense publique et les impôts n’impactent pas le circuit économique au même endroit. Nous avons vu que si l’État augmente ses dépenses, il relance l’économie [2]. Mais cette fois, pour éviter le déficit, il ponctionne des impôts sur une épargne qui n’aurait peut- être pas été dépensée intégralement, cette épargne provenant du reste de revenu supplémentaire non utilisée pour la consommation. Cette astuce d’utiliser l’épargne qui aurait été thésaurisée en recette publique permet de rester à l’équilibre. Cela se résume par les mots de Serge-Christophe Kolm : « les nouvelles dépenses publiques sont produites par des ressources qui auraient été oisives ».
Alors, fini le problème douloureux de la restriction budgétaire ou celui de la tentation à la relance budgétaire quoi qu’il en coûte ? Bien sûr que non, il ne faut pas oublier l’ancienneté de ce théorème non loin des critiques.
D’abord, l’hypothèse d’économie fermée n’est plus vérifiée aujourd’hui pour la majorité des économies développées. Le XXe siècle a montré une explosion du commerce internationale et des interdépendances entre pays. Dès lors, une hausse des dépenses publiques peut se traduire par une hausse des importations selon la propension marginale à importer ou l’élasticité de la demande nationale de bien étrangers.
Ensuite, il ne faut pas non plus oublier que la propension marginale à consommer (pmc) n’est pastoujours constante et encore moins l’investissement. En effet, une entreprise peut vouloir renouveler son équipement. Aussi, la pmc dépend de son complémentaire la propension marginale à épargner. Elle dépend aussi du niveau de consommation et du PIB car justement la pmc est égale au rapport entre la variation de la consommation et la variation du PIB. Rien ne dit que le niveau d’épargne puisse rester constant ou que le PIB suit les mouvements de la consommation.
Enfin, une hausse d’impôt peut démotiver les agents à travailler si l’on s’en tient aux enseignements du modèle d’arbitrage travail-loisir ou de la courbe de Laffer. Cette courbe montre qu’il existe un taux d’imposition optimal. Même si la pertinence de la courbe de Laffer reste sujette à discussion, il reste qu’une pression fiscale jugée trop forte et/ou injuste peut annuler ou amoindrir la portée d’une politique basée sur le théorème d’Haavelmo [3].
Selon l’importance des politiques de relance et les caractéristiques de l’économie, ce théorème remet au goût du jour une perspective en liant l’augmentation des dépenses publiques et celle de certains impôts. Le théorème d’Haavelmo pourrait bien être utile aujourd’hui face à l’explosion de la dette publique, l’enchainement des crises et la perte de crédibilité de la politique de relance « quoi qu’il en coûte ».
Enzo Camboni
Notes :
Économiste norvégien, Trygve Haavelmo est l’un des fondateurs de l’économétrie à la suite de Ragnar Frisch. Il a aussi introduit les probabilités dans la méthodologie économique dans la revue Econometrica. Il s’est penché sur la question de l’amélioration des politiques de relance. Notamment, il a introduit une méthode d’élaboration d’un modèle en deux étapes : l’identification et la distinction des variables exogènes et endogènes, puis le calcul des équations liant ces variables. Il finit en définissant deux types d’équations : celles structurelles, liées à la théorie, et confluentes, la part de l’économie qui échappe à la compréhension.
Références :
[1] Serge-Christophe Kolm (2012 ). Le théorème d’Haavelmo – la relance sans déficit.
[2] Jean-Marc Daniel (2002). Trygve Haavelmo, défenseur de l’impôt.
[3] T. Haavelmo (1945). Multiplier Effects of A Balanced Budget.