La soutenabilité de la croissance
Parmi les 17 objectifs de développement durable prônés par l’ONU depuis 2015, deux peuvent paraître antagonistes : la croissance économique et la préservation de l’environnement. En omettant l’aspect social nécessaire à la durabilité du développement, on peut discuter de la possibilité d’une croissance économique soutenable d’un point de vue environnemental. Cette question a été à l’origine de nombreux débats entre les économistes.
Pour appréhender l’idée de « soutenabilité », il faut comprendre comment les économistes de la croissance raisonnent. Ils établissent des modèles où la production est le résultat d’une combinaison de travail et de capitaux (machines, connaissances), dont la disponibilité évolue au cours du temps. La combinaison est représentée par une fonction de production nationale, qui est croissante de la quantité utilisée de chaque capital[i]. Lorsque la production (ici égale au PIB) augmente, on parle de croissance économique. L’utilisation des capitaux permet donc la croissance économique.
La croissance est ici recherchée pour différentes raisons, mais la plus importante est qu’elle permet le « bien-être », c’est-à-dire la satisfaction des besoins de la population grâce à la consommation de biens produits. Les besoins étant supposés illimités, la satisfaction retirée de la consommation sera d’autant plus grande que la consommation (donc la production) est forte.
Afin de prendre en compte l’environnement, on peut intégrer dans le modèle des « capitaux naturels » (ressources naturelles) dont la disponibilité diminue lorsqu’elles sont surexploitées. C’est le cas si la quantité utilisée de ces ressources excède leurs capacités de reproduction naturelle.
Le concept de soutenabilité cherche à établir s’il est possible de compenser la perte de croissance issue d’une dégradation de l’environnement par l’accumulation des autres capitaux. Il se base ainsi sur le degré de substituabilité des capitaux naturels aux autres dans la fonction de production. On mesure à quel point il est possible de maintenir un niveau de production constant en diminuant la quantité d’un facteur et en augmentant celle d’un autre. Autrement dit, on mesure s’il est possible d’assurer une satisfaction maximale pour les générations présentes sans nuire à celle des générations futures.[ii]
Pour les partisans d’une « soutenabilité faible », majoritairement des néoclassiques, il est possible de substituer au capital naturel les autres capitaux et les mécanismes du marché permettent de réguler l’utilisation d’actifs naturels. L’idée est simple : lorsque les ressources naturelles tendent à se raréfier, leur prix augmente. Les autres facteurs deviennent relativement moins coûteux, les producteurs auront donc tendance à davantage les utiliser. Un arbitrage entre les bénéfices de la croissance et les coûts de la dégradation de l’environnement est alors possible en faveur de la croissance.
La substitution devient possible grâce au développement de « techniques de secours » (Nordhaus, 1973)[iii]. Ainsi, si les ressources énergétiques fossiles se raréfient, les entreprises auront tendance à développer des innovations pour consommer moins d’énergie, et les producteurs d’électricité à développer des techniques moins émettrices. La règle de Hartwick découle de cette hypothèse de substituabilité.
En revanche, il existe des cas où l’hypothèse de soutenabilité faible est peu pertinente. Par exemple, si les actifs naturels sont des biens communs (c’est-à-dire qu’ils sont disponibles pour tous), le marché aura tendance à sous évaluer leur prix et donc à favoriser leur épuisement. C’est l’idée de la « tragédie des communs », développée par E. Ostrom (Nobel 2009). Dans ce cas, on se situe dans l’hypothèse « conservatrice » de soutenabilité forte : il faut protéger les ressources pour prévenir leur disparition. C’est la vision défendue par le courant de l’économie écologique.
Par ailleurs, la dégradation d’un actif environnemental peut fortement diminuer la disponibilité et la productivité des autres capitaux. Il s’agit d’un cas extrême où il est impossible de substituer cet actif à d’autres dans la fonction de production. Le cas du climat est particulièrement éloquent : sa dégradation peut induire des bouleversements démographiques, des catastrophes naturelles (destruction de capital physique) ou diminuer la disponibilité de matières premières indispensables à la production (influencer les caractéristiques de substituabilité des autres actifs naturels). Pire encore, l’existence d’effets de seuil et d’irréversibilité rend le dommage potentiel encore plus important. [iv]
Le degré de soutenabilité est donc conditionné à trois éléments : l’actif naturel considéré, le degré d’interaction de ce dernier avec les autres facteurs de production, la vitesse du progrès technique, sa vitesse de diffusion et son coût d’implémentation dans l’économie.
Les résultats obtenus sont donc fortement influencés par des hypothèses d’ordre économique, mais surtout par l’ampleur de notre méconnaissance du fonctionnement de l’environnement et de l’impact de sa dégradation sur les activités humaines. Il convient alors de faire prévaloir le principe de précaution, notamment en surestimant les dommages liés au réchauffement climatique (Nicholas Stern, 2012).[v]
Grégoire Sempé
[i]Pour une explication imagée de la fonction de production, voir : Heu?reka, Croissance et énergie : L’erreur des économistes ? – Heu?Reka #28 (https://www.youtube.com/watch?v=s41wQ4fqfBU)
[ii]Il convient de préciser que la satisfaction future est pondérée par un taux d’actualisation, qui représente la préférence pour le présent. Plus la préférence pour le présent est forte, moins la satisfaction des générations futures sera prise en compte. On se trouve ici sur un modèle type Ramsey, tel qu’il a été utilisé par Nordhaus dans les années 1970.
[iii]Vivien, Franck-Dominique. « Les modèles économiques de soutenabilité et le changement climatique », Regards croisés sur l’économie, vol. 6, no. 2, 2009, pp. 75-83.
[iv]Perthuis, Christian de. Le tic-tac de l’horloge climatique : une course contre la montre pour le climat. De Boeck Superieur, 2019.
[v] Guesnerie, Roger, Nicholas Stern, Gabriel Zucman. Deux économistes face aux enjeux climatiques. Le Pommier, 2012