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La Crise financière de la Covid-19, The Black Swan et les tulipes néerlandaises (Chronique de l’éco)

C’est un titre d’article qui peut interpeller au premier abord. Comment quelqu’un pourrait-il mélanger, voire même avoir l’idée d’incorporer dans le même sujet, un virus créant une pandémie, des « cygnes noirs » et des fleurs néerlandaises ? Et surtout, pourquoi ?

C’est pourtant ce qui pourrait résumer ce qui s’est passé jusqu’à maintenant sur les marchés financiers. Loin de vouloir évoquer des thèmes disparates, cet article a pour but d’éclairer le lecteur sur trois sujets qui sont en réalité plus liés qu’ils ne laissent le paraître de prime abord.

Vous rappelez vous du début de l’année 2020 ? Avant la situation liée à la Covid-19 ? Nous pouvions d’ailleurs encore dire « le » Covid à ce moment-là.

Les marchés financiers n’en finissaient pas de grimper. D’ailleurs, le 12 février 2020, les principaux indices comme le S&P500, le Dow Jones ou encore le Nasdaq finissaient sur des sessions records en faisant la une des différents journaux spécialisés et des chaînes d’information en continu. Puis, dès début mars, la crise sanitaire a vraiment pris de l’ampleur et a semé un vent de panique sur les marchés. Nous avons alors assisté, impuissants, à une chute vertigineuse des bourses les unes après les autres. D’ailleurs, la journée du lundi 9 mars fut très vite surnommée Black Monday tant la contraction des marchés fut forte et sema la panique dans la sphère financière, économique et de facto politique, apportant la triste promesse que ce qui allait arriver serait catastrophique à tous les niveaux de la société.

Comment caractériser ce type d’événement ? Un krach boursier sans aucun doute, une récession, une crise aussi. Les mots n’ont pas manqué pour le décrire. Néanmoins, d’aucuns utilisèrent un terme un peu plus particulier : « Black Swan » ou « cygne noir ». A quoi cela fait-il référence ?

Ce n’est pas la première fois que cette expression était utilisée, la dernière occurrence fait aussi référence à une période d’immense souffrance et une crise économique qui affecta le monde entier : celle de la crise des subprimes de 2008.

Mais tout d’abord, revenons sur la notion de « Black Swan ». Celle-ci fut développée par Nassim Nicholas Taleb, essayiste et Professeur à l’Université de de New-York, chercheur en « risk and applied probability » [1], cet-ex-Trader s’est notamment fait connaître pour son ouvrage en cinq volumes, Incerto, dont son best-seller The Black Swan – The Impact of the Highly Improbable (2007) [2].

Le cygne noir, c’est l’allégorie d’un évènement inattendu et peu probable aux résultats considérables. En d’autres termes c’est un fait statistiquement rarissime dont les conséquences économiques tragiques ne peuvent être prédites même avec un modèle de risque très robuste. Pourquoi ? Taleb met en avant que certains modèles de risque aujourd’hui se basent sur des milliers d’occurrences empiriques suivant donc une distribution de loi normale. Ce qui, de facto, ne va pas faciliter le travail de l’observateur car les événements extrêmement rares ne se trouvent donc pas dans la distribution de l’univers statistique.

La question semble donc évidente, la crise de la Covid-19 est-elle un cygne noir ? De nombreux journaux en ont fait l’écho [3][4]. En tout cas, elle semble en avoir toutes les caractéristiques. Néanmoins, et aussi improbable que cela ne semble paraitre, ce n’était pas l’avis de Nassim Nicholas Taleb [5]. C’est d’ailleurs lors d’un entretien à France Culture qu’il a précisé sa pensée et mis en avant le fait que tout dépend de l’observateur du fait accompli.

« Dans le cygne noir, tout dépend de la personne qui observe. Si on ne comprend pas des problèmes, ils deviennent automatiquement des cygnes noirs. Si on les connait bien, ces évènements restent des cygnes blancs. » En effet, si pour Monsieur tout-le-monde la crise de la Covid-19 a une conséquence fortuite sur l’économie et la marche normale du monde, ce n’était pas le point de vue des chercheurs et épidémiologistes qui, eux, savaient ou en tout cas pouvaient extrapoler les conséquences d’une épidémie comme celle-ci.

En considérant l’épisode tragique de ces derniers mois (tant sur le point humain et sociétal) et ses effets sur l’économie, qu’on souhaite l’assimiler à un cygne noir ou pas, il n’en reste pas moins intéressant de s’attarder sur la décorrélation entre la hausse et les records historiques des marchés financiers d’un côté et la santé économique des pays de l’autre. Le 18 août dernier [6], six mois à peine après le Black Monday, les indices des principales bourses étaient revenus à leurs niveaux pré-crise [7]. Comment est-il possible d’avoir les gouvernements annonçant, jours après jours, des chiffres catastrophiques pour l’économie et des plans de relance de dizaines voire centaines de milliards d’un côté et de l’autre, voir que les indices boursiers sont à leurs plus haut historique ?

D’aucuns comparent la situation actuelle avec celle de la bulle internet des années 2000, voire même extrapolent jusqu’à comparer notre époque à la folie spéculative des tulipes néerlandaises de 1637. Cette dernière est considérée comme la première des bulles spéculatives de l’histoire.

A l’époque, la tulipe devient un objet de luxe, de grande convoitise, et un virus (encore un !) apparut, sévissant au niveau des bulbes en affectant la fleur et en ralentissant le développement, ce qui eut pour conséquence de raréfier encore la disponibilité de ces bulbes tant convoités.

La relation offre-demande s’est alors occupée du reste propulsant le prix des bulbes sains de tulipes jusqu’à des niveaux stratosphériques pour l’époque : les historiens et économistes relatent des prix pouvant aller à plusieurs maisons, voire même,  plusieurs salaires annuels d‘artisans qualifiés contre l’équivalent d’un bulbe [8]. En février 1637, trois mois à peine après l’explosion du cours du bulbe de tulipe, les prix s’effondrent drastiquement mettant fin à la folie spéculative.

Plusieurs économistes et historiens s’affrontent encore sur le sujet et les causes de la spéculation (voire l’analyse de Mackay (1841) vs Thompson et Treussard (2002)), mais il n’en reste pas moins que le spectre d’une bulle similaire plane sur les valeurs technologiques aujourd’hui. Cette spéculation a plusieurs conséquences, dont deux principales :

  1. Il y a un décalage entre la valorisation en bourse de ses sociétés et leurs fondamentaux (elles semblent donc surcotées).
  2. L’appétit des investisseurs pour les valeurs technologiques a fait envoler les cours, or ces sociétés ont un poids très important dans les différents indices boursiers poussant donc ces derniers à la hausse créant un cercle vertueux qui s’auto entretient et qui s’éloigne tous les jours un peu plus de la santé « réelle »  du paysage économique.

Les valeurs technologiques sont-elles la réminiscence de ce qui s’est déroulé avec les bulbes de tulipe il y a 4 siècles ? Un autre cygne noir pourrait-il faire tomber les valeurs « techs » de leurs piédestaux ?

Rien n’est moins sûr car il n’en reste pas moins que ces sociétés ont su s’adapter à la pandémie à travers leur résilience et leur innovation bien plus rapidement que d’autres ces derniers mois tout en montrant à quel point elles deviennent nécessaires dans un monde aux frontières qui se ferment de plus en plus.

Pierre Bertrandias

Note : cet article n’engage que ma vision et non celle de mon employeur actuel. Cette publication est seulement informative et n’est en aucun cas une recommandation d’investissement. 

 

Références

[1] :  Biographie disponible en anglais sur : https://engineering.nyu.edu/faculty/nassim-nicholas-taleb

[2] :  Incerto, 4 volume  (Antifragile: Things That Gain from Disorder , The Black Swan: The Impact of the Highly Improbable, The Bed of Procrustes,  Fooled by Randomness: The Hidden Role of Chance in Life and in the Markets.) 2001-2012

[3] : Reuters, La crise du coronavirus est un « cygne noir » selon un gestionnaire d’actifs, publié le 02/03/2020, consulté le 19 sept.-20, disponible sur https://www.latribune.fr/bourse/la-crise-du-coronavirus-est-un-cygne-noir-selon-un-gestionnaire-d-actifs-840988.html

[4] : G. Prince, Le Covid-19, un cygne noir, Les Echos, 27 mars 2020, disponible sur https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/opinion-le-covid-19-un-cygne-noir-1189538

[5] : France Inter, Nassim Nicholas Taleb : « Le coronavirus n’est pas un cygne noir « , entretien réalisé le 23/06/2020, disponible sur https://www.franceculture.fr/societe/nassim-nicholas-taleb-le-coronavirus-nest-pas-un-cygne-noir

[6] : Rolland, Wall Street tourne la page de la crise et bat un nouveau record, Les Echos, 18 aout 2020, disponible sur  https://www.lesechos.fr/finance-marches/marches-financiers/lenvolee-de-wall-street-vient-a-bout-du-scepticisme-des-investisseurs-1233319

[7] : Banerji, Why Did Stock Markets Rebound From Covid in Record Time? Here Are Five Reasons, The Wall Street Journal, 15 September 2020, disponible en version anglaise https://www.wsj.com/articles/why-did-stock-markets-rebound-from-covid-in-record-time-here-are-five-reasons-11600182704

[8] : D. Roos, The Real Story Behind the 17th-Century ‘Tulip Mania’ Financial Crash, History, published 17 March 2020