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La malédiction du vainqueur (Fiche concept)

La malédiction du vainqueur, E. Capen, R. Clapp et W. Campbell (1971)

Faut-il être naïf pour gagner une enchère ? L’acheteur vainqueur d’un appel d’offres n’est-il pas plutôt en réalité le grand perdant ? « Winner’s curse » ou la malédiction du vainqueur est la théorie élaborée par Capen, Clapp et Campbell en 1971, qui nous expliquent tout sur ce faux vainqueur des enchères.

La malédiction du vainqueur peut apparaître dans des procédures d’enchères (surtout celles scellées au premier prix [i]) et d’appels d’offres avec une valeur de bien commune à tous et une information incomplète (la valeur du bien est inconnue au moment où les agents transmettent des propositions de prix). Elle se caractérise par la surévaluation du bien mis en vente, ou par la sous-évaluation des coûts de production par l’agent qui emporte le bien ou le marché. Le phénomène fut observé en premier lieu par des compagnies pétrolières ayant acquis des droits d’exploitation et de vente de ressources pétrolières mises aux enchères. Au début des années 1970, les compagnies constatèrent que les profits réalisés avec ces concessions n’étaient pas à la hauteur de leurs espérances. Capen, Clapp et Campbell expliquèrent que les faibles profits réalisés étaient dû au fait que les appels d’offres avaient été remportés par les individus qui surestimaient le plus la valeur des parcelles. Le bien ayant été acheté à un prix bien supérieur à sa valeur réelle, il semble en effet logique que les profits escomptés n’aient pas été au rendez-vous.

Comment expliquer ce phénomène ? Tout d’abord, les compagnies obtiennent des estimations de la valeur commune des nappes pétrolières grâce à l’information privée dont elles disposent (des relevés géologiques par exemple). La moyenne de ces estimations est égale à la vraie valeur des parcelles. Par la suite, les compagnies font une offre de prix d’achat. Les auteurs font l’hypothèse selon laquelle l’offre d’achat est égale à l’estimation faite de la valeur du bien. Il apparaît donc clairement que la firme qui aura fait l’estimation la plus haute aura également fait l’offre la plus haute et remportera par voie de conséquence le bien. Étant donné que l’offre (ou l’estimation) la plus élevée est nécessairement supérieure à la moyenne des offres (des estimations), alors le vainqueur de l’appel d’offres se retrouve avec un bien qu’il a payé plus cher que sa valeur réelle (la moyenne des estimations). Le vainqueur a surestimé le bien, il se révèle être en définitive perdant.

Les trois auteurs théorisent alors : l’incitation à gagner l’appel d’offres influence les estimations des acheteurs jusqu’à bouleverser la rationalité de certains. Ces derniers maximisent d’avantage la probabilité de gagner (d’autant plus forte que leur offre est élevée) au détriment de la maximisation du profit. Le problème tient donc à l’irrationalité des agents. Plus les participants sont nombreux, et plus la concurrence pour gagner l’enchère est forte, la surestimation du bien sera donc plus grande. Cependant, nous pouvons distinguer la malédiction au sens strict (erreur d’évaluation ex-ante de la valeur réelle du bien) et le regret qui résulte de la comparaison entre la valeur ex-post et la valeur ex-ante.

La théorie de la malédiction du vainqueur a eu une influence si grande au cours des dernières décennies qu’elle peut désormais parfois être une incitation à sous-évaluer la valeur d’un bien. Les agents rationnels cherchent aujourd’hui à tout prix à éviter la malédiction du vainqueur et proposent des offres sous optimales de peur de trop payer. C’est ce qu’ont démontré entre autres Robert B. Wilson et Paul R. Milgrom dans leurs travaux sur la théorie des enchères. Les questions relatives au marché des enchères sont remises sur le devant de la scène, notamment avec l’attribution en France des fréquences 5G. Le marché des enchères n’a pas fini de se renouveler !

En attendant que le nouveau modèle d’enchères efficient des Nobels américains se mettent en place, la malédiction du vainqueur reste présente et se manifeste face à des agents non rationnels. En 2004, elle frappa même la ligue du football professionnel quand cette dernière mit aux enchères les droits de diffusion télévisuelle. Durant les mois précédant l’appel d’offre, l’ancien président de TF1 Patrick Le Lay, jouant un véritable jeu de poker menteur, feignit un immense intérêt pour les droits de retransmission des matchs de Ligue 1. Toutefois lors du dépouillement des offres, son groupe n’avait en réalité pas proposé plus de 326 millions d’euros. Une offre qui s’avérait dérisoire au vu du grand intérêt que le président de TF1 s’était attaché à démontrer pour obtenir les droits. Il apparaît donc clair que sa stratégie était de faire débourser à son concurrent un maximum d’argent. Une stratégie qui s’est révélée payante puisque le groupe Canal + a remporté les droits pour la somme astronomique de 600 millions d’euros. Quelle malédiction du vainqueur pour Canal +… Malin, non ?

Ariane Alla

 

[i] Une enchère scellée au premier prix se fait sous plis fermés. L’adjudication se fait au plus offrant et au prix de son enchère. A contrario une enchère dite de Vickrey est scellée au second prix sous plis fermés, l’adjudication se fait au plus offrant et au prix du second meilleur enchérisseur. Le vendeur est donc plutôt gagnant avec l’enchère scellée au premier prix, qui lui assure de toucher le prix le plus élevé proposé.