L’effet d’hystérèse, O. Blanchard et L. Summers (1986)
Après avoir été mis en échec lors de la crise des années 1930, les modèles macroéconomiques standards peinent à expliquer le fort chômage du continent européen des années 1980 qui s’élevait en moyenne à 11% [i]. En théorie, un chômage de masse tendrait à faire pression à la baisse sur l’inflation (Phillips 1958) [ii], or l’inflation en Europe restait constante. Selon Olivier Blanchard et Lawrence Summers, l’explication se trouve dans un déplacement du « taux de chômage naturel ». Le taux de chômage naturel est le taux de chômage incompressible compte tenu des structures du marché du travail. Il correspond au taux de chômage qui n’accélère pas l’inflation sur la courbe de Phillips. Ainsi, le chômage qui caractérisait l’Europe aurait atteint un niveau dit « naturel », ne faisant plus pression sur l’inflation. C’est donc cette convergence du taux de chômage naturel vers le chômage observé dans l’économie, que les auteurs appellent « Effet d’hystérèse ». Le concept est emprunté aux sciences physiques, il s’agit d’un phénomène dans lequel l’effet persiste alors que sa propre cause a disparu.
Dans leurs articles, O. Blanchard et L. Summers décrivent les trois canaux principaux par lesquels un tel effet d’hystérèse s’opère : le canal du capital physique, que nous commencerons par étudier, puis celui de la détérioration du capital humain, et enfin nous étudierons le canal des négociations salariales, le plus prometteur selon O. Blanchard et L. Summers.
Détaillons le canal de l’accumulation du capital physique. En cas de faible substituabilité entre le capital et le travail, tout choc diminuant l’accumulation de capital provoquerait, lors d’une reprise, une pénurie de capital pénalisant le niveau de l’emploi d’après choc. En effet, les nouveaux embauchés ne disposeraient pas de suffisamment de capital pour contribuer efficacement à la production. Le chômage n’aurait pas pour cause l’excès de salaire réel mais l’insensibilité de la demande de travail (des firmes) au salaire réel. Cette insenbilité des entreprises s’explique par la volonté d’accumuler du capital physique avant d’embaucher, peu importe le salaire réel sur le marché du travail.Cependant, dans leur article, les auteurs émettent des réserves quant à l’ampleur de ce canal. Il repose sur une hypothèse de substituabilité faible entre le travail et le capital, une plus forte substituabilité amoindrirait donc l’effet sur l’emploi. De plus, ils évoquent le fort désinvestissement pendant les années 1930 aux Etats-Unis, qui n’a pas empêché une forte baisse du chômage due au réarmement.
O. Blanchard et L. Summers expliquent aussi comment la détérioration du capital humain (Becker 1964)[iii] lors d’une période de chômage a des conséquences durables sur le niveau de l’emploi. Ils décrivent deux phénomènes. D’abord le processus d’exclusion des chômeurs par le marché du travail ou d’auto-exclusion du fait de la baisse des capacités productives. Ensuite, la réticence des employeurs à recruter des chômeurs stigmatisés comme chômeur de longue durée. La difficulté à retrouver un emploi est croissante avec la durée du chômage en raison de la perte de compétence du chômeur dans le temps. Cette disqualification réduit la pression à la baisse qu’il est sensé exercer sur les salaires et donc in fine sur l’inflation. Il est donc possible de voir coexister un fort chômage et d’une inflation constante. La pertinence de ce canal est nuancée par le fait que la partie du chômage de longue durée liée au découragement du chômeur se traduirait plus par une baisse du taux de participation au marché du travail plutôt qu’une augmentation du chômage. Il est donc nécessaire de déterminer un troisième canal permettant de compléter les mécanismes en œuvre dans l’effet d’hystérèse.
Le canal de la négociation salariale est le plus prometteur selon O. Blanchard et L. Summers. Le caractère fermé de cette dernière pousse les salariés en place à négocier un salaire trop élevé ce qui pénalise durablement l’emploi. En effet, il existe un coût à l’embauche de nouveaux travailleurs pour une entreprise (coût de recrutement, coût de formation…), que les salariés embauchés sont capables d’évaluer et incorporent dans leurs revendications salariales. Il en découle une distinction entre les « insiders » déjà insérés et formés dans l’entreprise et les « outsiders » (Lindbeck et Snower 1985) [iv]. D’après les auteurs, le salaire est déterminé unilatéralement par les salariés notamment par les syndicats (qui souvent ne représentent que les salariés et non les chômeurs) de manière à ce que la maximisation du profit par les firmes les pousse à embaucher en moyenne tous les insiders (le caractère moyen implique que marginalement des outsiders soient embauchés). Ainsi, ce mécanisme est à l’origine des rigidités sur les salaires qui ne peuvent pas s’ajuster après un choc. L’augmentation du chômage se répercute sur le chômage d’équilibre car le nouveau salaire effectif est considéré comme un salaire d’équilibre par les insiders, maximisant les revenus des insiders sans menacer leur emploi.
L’explicitation des différents canaux et leur compréhension est primordiale pour mener à bien des politiques économiques. L’effet d’hystérèse réhabilite la politique conjoncturelle expansionniste qui peut limiter les conséquences négatives d’un choc sur le chômage d’équilibre en soutenant l’activité à court terme. Traditionnellement, la baisse du chômage naturelle était uniquement l’objectif d’une politique structurelle. De plus, si l’effet d’hystérèse est vérifié, les politiques d’austérité sont dès lors plus coûteuses, ce qui doit être pris en compte par les pouvoirs publics. L’intensité de ces canaux varie selon les pays, en fonction de l’environnement institutionnel, culturel, politique et socio-économique. Il en résulte que les différentes économies présentent des tendances différenciées à l’hystérèse. Cela est illustré par les différents tests économétriques effectués depuis O. Blanchard et L. Summers. D’abord par ces mêmes auteurs [v] qui montrent que les Etats-Unis ont une moins grande tendance à l’hystérèse. Ensuite par d’autres études [vi] concernant la seconde moitié du XXème siècle qui montrent un effet d’hystérèse au Royaume-Uni plus lié à la marginalisation des chômeurs de longue durée alors qu’en France et en RFA, il serait davantage lié au long délai de réaction du chômage face aux variations du salaire. Enfin, le chômage Français demeurant au-dessus de 8% depuis la crise de 2008, le concept d’effet d’hystérèse semble toujours être d’actualité et expliquerait donc ce fort taux de chômage comme un chômage d’équilibre.
Aymann Mhammedi