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Le paradoxe de Triffin (Fiche concept)

Le paradoxe de Triffin, R.Triffin (1960)

Depuis que le dollar est devenu la « énième monnaie », les États-Unis n’ont plus à se soucier de leurs déficits. Ce phénomène a été mis en évidence par J. Rueff, qui dès le début des années 1960, remettait en cause le « déficit sans pleurs » de l’économie américaine. En effet, en détenant une monnaie nationale qui joue un rôle international, les Etats-Unis disposent d’un « privilège exorbitant » [i] qui leur permet de faire supporter le financement de leur économie par le reste du monde.

Avant d’aborder cette problématique contemporaine, retournons à la fin de la Seconde Guerre Mondiale pour comprendre le rôle que joue le dollar dans l’économie mondiale. En 1944, s’est tenue la conférence de Bretton Woods qui avait pour objectif de fournir un cadre stable et propice à la reconstruction et à la croissance des économies affaiblies par la guerre. Pour cela, les 44 nations alliées ont repensé le Système Monétaire International (SMI) en proposant une monnaie internationale étalon-or (« Gold Exchange Standard »), en l’occurrence le dollar, afin d’assurer la stabilité des flux mondiaux sans s’exposer à des crises majeures telle que l’a été la Grande Dépression dans les années 1930. Le dollar devient alors, au même titre que la livre sterling au début du XXième siècle, un instrument majeur des échanges internationaux remplissant les trois fonctions d’une monnaie (moyen d’échange, unité de compte et réserve de valeur) à l’échelle mondiale.

Toutefois, quelques années après la signature des accords, un économiste américano-belge, Robert Triffin, porte un regard critique à l’égard de ce système et prédit sa chute dans son ouvrage Gold and the Dollar Crisis. The Future of Convertibility (1960). Selon lui, en tant que monnaie internationale, le dollar doit satisfaire deux objectifs inconciliables :

  • La stabilité, car le dollar sert d’étalon de mesure pour les monnaies et les marchandises.
  • L’abondance, puisqu’il constitue un moyen de règlement international et un instrument de réserve.

En effet, avec la croissance des paiements internationaux et le stock limité d’or disponible, le dollar connait une forte demande de la part du reste du monde, et ce, non pas en tant que réserve ultime de valeur mais en tant que liquidité en raison de sa convertibilité en or. Devant ces inévitables flux sortant de capitaux qui alimentent les échanges mondiaux et les réserves de change, R. Triffin affirme que les Etats-Unis sont contraints d’être déficitaires rendant alors le SMI instable. Ceci s’explique par le mécanisme suivant : la demande accrue de dollar conduit à son appréciation rendant les exportations américaines moins attractives car plus chères, inversement pour leurs importations. Les importations américaines excèdent alors les exportations. La balance commerciale devient alors déficitaire à mesure que le dollar s’apprécie, creusant de fait, le déficit de la balance courante [ii] américaine. Par conséquent, la confiance des agents économiques étrangers envers le dollar se détériore. La monnaie de référence censée être gage de stabilité (« as good as gold »), perd en fiabilité et devient paradoxalement moins attractive et de moins en moins « de référence ». Une telle dynamique déclenche de la volatilité et des crises autoréalisatrices qui rend, à terme, le système monétaire international instable. Dans ce cas, l’objectif de l’abondance l’emporte sur la stabilité.

On pourrait alors penser qu’il suffirait pour les Etats-Unis de retrouver leur balance des transactions courantes excédentaire afin de regagner la confiance des agents économiques étrangers et donc parer à ce paradoxe. Or, là encore, R.Triffin montre que le résultat est vain puisque les Etats-Unis devraient limiter la circulation du dollar dans l’économie mondiale afin de réduire leur déficit. Cela signifie qu’ils priveraient l’économie mondiale des liquidités nécessaires pour garantir la croissance des échanges. Dans ce cas, la stabilité l’emporterait sur l’abondance. S’en suivrait la nécessité de trouver une nouvelle monnaie de référence afin de procurer un moyen de paiement international indispensable pour assurer les flux financiers et les échanges de biens et de services dans le monde.

 

 

Pour résumer en deux points, le dilemme est donc le suivant :

  • Soit les Etats-Unis souhaitent s’assurer un solde des transactions courantes excédentaire afin de maintenir la confiance des agents économiques envers sa monnaie mais empêchant cette dernière de jouer son rôle de monnaie de référence internationale. Dès lors, la « pénurie » de dollars bloque la croissance des échanges internationaux.
  • Soit les Etats-Unis acceptent un solde des transactions courantes déficitaire au prix d’une crise de confiance sur le dollar ainsi que des tensions inflationnistes dues à la formation des liquidités, ce qui rend les échanges mondiaux instables. Le Système Monétaire International devient inévitablement instable.

Selon Triffin, l’issue est inéluctable : une monnaie nationale ne peut servir durablement de monnaie internationale, à moins d’accepter un système monétaire et financier instable et inefficient. En 1971, cela s’est traduit par la suspension de la convertibilité du dollar en or marquant la fin du système de Bretton Woods, comme l’avait prédit R. Triffin. En effet, les deux mécanismes cités précédemment se sont succédés :

  • Au cours des années 1947-1958, suite aux dégâts engendrés par la guerre et à leurs besoins en biens pour la reconstruction, l’Europe de l’Ouest et le Japon ont enregistré d’importants déficits des transactions courantes à l’égard des Etats-Unis. Ceci s’est alors traduit par une pénurie de dollar, connu sous le nom de « dollar gap».
  • Toutefois, dès le début des années 1960, les monnaies européennes deviennent convertibles et sont introduites sur le marché des changes. Dès lors, le « dollar gap» laisse place au « dollar glut » [iii]. En effet, le Japon et certains pays européens avaient accumulé de gros excédents courants à l’égard des Etats-Unis et, partant, un volume croissant de dollars sous la forme de réserves officielles. A partir de cette période, le dollar est devenu réserve internationale. Cela a donné suite à une série de « crises du dollar » étant donné que le stock d’or américain est devenu insuffisant pour couvrir les engagements américains en dollars (= euros dollars). Dès lors, la perte de confiance en la monnaie américaine a donné lieu à plusieurs crises de change et a abouti à la suspension de la convertibilité en or du dollar.

Néanmoins, le dollar joue toujours un double rôle de monnaie nationale et internationale, ce qui n’est pas sans poser problème puisque nous connaissons aujourd’hui un « nouveau dilemme de Triffin » [iv].

Cette forme contemporaine du dilemme traduit l’incompatibilité entre la gestion des finances publiques américaines – en 2020, la dette publique américaine s’élève à 98% du PIB et le déficit budgétaire atteint 16% du PIB [v] – et la demande extérieure excessive en titres américains, dont des bons de Trésor. Selon Patrick Artus [vi], les Etats-Unis profitent du rôle international du dollar pour fournir « au reste du monde, [notamment aux investisseurs publics (banques centrales) et privés] une dette liquide sûre et sans risque ». Et ce, dans le but de financer leur déficit public et continuer à s’endetter alors même que les investisseurs étrangers achètent de la dette publique américaine « parce qu’ils ont confiance dans la solvabilité budgétaire des Etats-Unis ». Certains auteurs [vii] s’accordent à dire que l’émergence de nouvelles monnaies rivales et crédibles sur la scène mondiale des devises, notamment l’euro et le renminbi, pourrait engager un basculement vers un système monétaire multipolaire. Cette concurrence pourrait rendre le système monétaire international plus stable et efficient. D’une part, en résorbant la pénurie d’actifs sûrs. Et d’autre part, en disciplinant les pays fournisseurs en liquidité qui face à la concurrence seraient inciter à maintenir leurs finances publiques en bon état afin d’inspirer confiance auprès des investisseurs étrangers. Un tel système pourrait donc résoudre le nouveau paradoxe de Triffin. Cependant, comme le rappelle Fahri (2011), l’introduction d’une pluralité de monnaies internationales pourrait aussi conduire à une plus grande instabilité étant donné que des mouvements de capitaux plus massifs peuvent se produire.

Pauline Bouisset

 

[i] Selon les termes de V. Giscard d’Estaing, lorsqu’il était ministre des finances sous la présidence de De Gaulle.

[ii] La balance courante (ou le solde des transactions courantes) comprend la balance commerciale, la balance des services et la balance des transferts courants (les revenus primaires et secondaires)

[iii] L’accumulation des dollars américains en dehors des Etats-Unis en tant que monnaie de réserve.

[iv] « The International Monetary and Financial System”, Pierre-Olivier Gourinchas, Hélène Rey et Maxime Sauzet, NBER Working Paper n°25782, avril 2019

[v] Selon les données du Congressional Budget Office (CBO)

[vi] Article de Patrick Artus, Le Monde, 22 juin 2019

[vii] Conférence sur le système monétaire international : soutenabilité et projet de réforme, Lorenzo Bini Smaghi, 3 octobre 2011, « Vers un système multipolaire », FMI, Emmanuel Fahri