La taxe pigouvienne, Arthur C. Pigou (1920)
De manière à mettre en place une taxation correctrice des externalités négatives, une taxe pigouvienne entend internaliser les coûts sociaux liés aux activités économiques. Il est question d’externalité lorsque la conséquence d’une action d’un agent économique (consommation, production) influe sur la situation d’un autre agent sans que cela ne donne lieu à une contrepartie monétaire. Autrement dit, une taxe pigouvienne entend pallier les conséquences négatives de l’activité d’un agent économique pour le reste de la société. Précurseur du principe pollueur-payeur, la taxe pigouvienne tend à intégrer au marché les externalités négatives, en obligeant l’agent économique qui en est à l’origine à en assumer le coût.
La taxe pigouvienne doit son nom à l’économiste Britannique Arthur Cecil Pigou (1877-1959), l’un des premiers à avoir consacré des travaux à l’économie du bien-être. Dans son ouvrage « The Economics of Welfare », il s’intéresse aux mécanismes économiques à même de réduire la pollution à Londres. Selon l’économiste, la pollution représente une externalité négative, le fait que les producteurs n’en assument pas les coûts empêche le marché d’atteindre l’optimum. Inévitablement, les industriels cherchent à maximiser leur intérêt privé, parfois au détriment de l’intérêt social. Il suggère que l’intervention de l’État s’impose comme un moyen d’éliminer les défaillances du marché, c’est-à-dire que les effets négatifs engendrés par l’agent économique soient corrigés par le prélèvement de taxes d’un montant égal aux coûts engendrés par les externalités.
Ainsi, une taxe de cette nature envoie un signal-prix aux agents économiques qui les incite à réduire les externalités négatives de leurs produits. Les travaux de Arthur Cecil Pigou constituent le fondement du principe pollueur-payeur. Officiellement adopté par l’OCDE en 1972, ce principe intime au pollueur de prendre en charge : « les coûts de mesures de prévention et de lutte contre la pollution arrêtée par les pouvoirs publics pour que l’environnement soit dans un état acceptable ». Décliné via différentes politiques environnementales selon les pays, la taxe carbone est l’exemple le plus représentatif de ce principe économique dans le cadre législatif français.
La taxe carbone vise à faire payer les pollueurs proportionnellement à leurs émissions de dioxyde de carbone. Pour ce faire, elle se base sur le prix carbone des énergies fossiles. La taxation en amont des produits fossiles augmente mécaniquement le prix des produits finis, à proportion de leur empreinte carbone. Logiquement, la taxe carbone incite les agents économiques à s’orienter vers des sources d’énergie moins carbonées, dont elle améliore la compétitivité. Son taux résulte d’un arbitrage entre l’efficacité économique et la sensibilité des agents à la lutte contre le changement climatique. À titre d’exemple, le taux de la taxe carbone était en 2018 de 0,9 €/t CO² en Ukraine, de 45€/t CO² en France, et de 118 €/t CO² en Suède [i]. Dans le domaine sanitaire, l’accise qui frappe le tabac et les boissons alcoolisées est un autre exemple de taxe pigouvienne.
Fondées sur la fiscalité comportementale, ces taxes ont pour objectif de désinciter le recours à des pratiques considérées nocives. Toutefois, si les ressources dégagées par la taxe pigouvienne financent des biens publics ou sont redistribués, leur déploiement constitue un double dividende pour la collectivité. Outre la réduction des externalités négatives via l’effet du signal-prix, l’utilisation des recettes issues de la taxation peut financer des politiques publiques en lien ou non avec la réduction des externalités négatives concernées. De surcroit, les taxes pigouviennes ont l’avantage de s’adapter aux cycles économiques, au contraire des prélèvements directs. Dans le cas de figure d’une taxe carbone, cette dernière permet de diminuer l’incitation au sous-emploi à laquelle les entreprises sont tenues en raison de la faible mobilité du facteur travail. Autrement dit, une taxe pigouvienne s’adapte aux consommations selon la conjoncture économique, ce qui n’est pas le cas des prélèvements directs. Au contraire des prélèvements, une taxe pigouvienne permet ainsi aux entreprises une adaptation progressive. À titre d’exemple, le travail de modélisation mené par le Conseil Economique pour le Développement Durable (CEDD) sur l’Europe occidentale en 2009 indique que la mise en place d’une taxe carbone a des effets bien plus positifs que toute autre modalité fiscale visant à réduire les émissions de gaz carbone. Cette étude montre par ailleurs qu’une taxe de cette nature est d’autant plus efficace qu’elle se substitue à des prélèvements sur le travail (augmentation de la richesse et réduction des émissions) [ii].
Les taxes pigouviennes font néanmoins face à plusieurs obstacles. Outre la difficulté à identifier les externalités négatives, ainsi qu’à quantifier leurs coûts, de telles mesures peuvent parfois avoir des conséquences néfastes. À rebours de l’effet escompté, une taxe pigouvienne peut conduire au développement de pratiques de contournement des normes. Pour les consommateurs, ces comportements se caractérisent par le recours à la contrebande [iii], tandis que les producteurs peuvent faire payer la taxe au consommateur, en témoigne l’entreprise Coca-Cola qui a fait réduire la taille de ses bouteilles de 25cL à la suite de l’adoption de la taxe soda en 2018. Au-delà, l’adoption de taxes pigouviennes se heurte aux enjeux de justice sociale. Certaines études témoignent du caractère anti-redistributif de telles fiscalités. À titre d’exemple, en France, la fiscalité carbone ne pèse pas de la même manière sur l’ensemble des ménages. En proportion du revenu, la Taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) pèse cinq fois plus sur les 10% des ménages les plus modestes que sur les 10% les plus riches. Cette mesure est d’autant plus inégalitaire que le niveau d’émission des 10% de ménages les plus riches est trois fois supérieur à celui des 10% les plus modestes.
Cependant, il est important de noter que si la taxe carbone est par nature inégalitaire, il existe des solutions pour modifier cette redistribution en faveur des plus pauvres. Par exemple, on peut coupler la mise en place de la taxe avec un mécanisme de redistribution des revenus comme le propose le Conseil d’Analyse Économique [iv]. D. Bureau, F. Henriet et K. Schubert proposent ainsi un mix entre taxe carbone, redistribution et réglementation pour que la taxe soit « juste » socialement. Pour autant, s’il est possible de mettre en place une politique de sorte à favoriser certaines parties de la population, elles ne sont pas forcément acceptées pour autant par les populations qui « gagnent » avec la taxe[v]. Outre les inégalités qui peuvent en résulter, c’est parfois l’acceptabilité qui fait obstacle à la mise en place d’une taxe pigouvienne, instrument efficace en théorie mais parfois difficile à mettre en pratique.
Hugo Lacombe
[i] Voir le rapport de la Banque Mondiale : World Bank et Ecofys, State and Trends of Carbon Pricing 2018, World Bank, Washington, DC, 2018, p.22
[ii] Voir la note rédigée par Crassous, Ghersi, Combet et Quirion et publiée en 2009 dans le Rapport du CEDD et intitulée : « Taxe carbone : recyclage des recettes et double dividende ». Consulté [en ligne] le 20.03 et disponible à l’adresse suivante : https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/CEDD%20-%20RA2009.pdf
[iii] En 2009, l’Office Européen antifraude (OLAF) estimait à près de 10 milliards d’euros les pertes fiscales européennes liées à la contrebande tabac. À ce propos, voir le rapport de juin 2012 de l’Observatoire Français des Drogues et des Toxicomanies intitulé : « L’observation du marché illicite de tabac en France ». Consulté [en ligne] le 01/02/2021 et disponible à l’adresse suivante : https://www.ofdt.fr/BDD/publications/docs/epfxnls6.pdf
[iv] Voir la note « Pour le climat : une taxe juste, pas juste une taxe », D. Bureau, F. Henriet et K. Schubert, Conseil d’Analyse Économique, 2019. https://www.cae-eco.fr/Pour-le-climat-une-taxe-juste-pas-juste-une-taxe
[v] Voir à ce sujet : French attitudes on climate change, carbon taxation and other climate policies. T Douenne, A Fabre – Ecological Economics, 2020. (Le working paper original est accessible ici : http://www.cepremap.fr/depot/2019/11/docweb1906.pdf )
Références :
Joseph E Stiglitz, Carl E Walsh, Jean-Dominique Lafay, Principes d’économie moderne, De Boeck, 2007, 3ème édition
Malliet, Paul : « Les impacts de la fiscalité carbone sur les ménages : les Français, pas tous égaux devant les coups de pompe », Observatoire français des conjonctures économiques, le blog, 20/12/2018. Consulté [en ligne] le 01/02/2021 et disponible à l’adresse suivante : https://www.ofce.sciences-po.fr/blog/10664-2/
OCDE, Recommandations du Conseil sur les principes directeurs relatifs aux aspects économiques des politiques de l’environnement sur le plan international, Document N°C (72) 128, Paris, 1972
« Pour le climat : une taxe juste, pas juste une taxe », D. Bureau, F. Henriet et K. Schubert, Conseil d’Analyse Économique, 2019.
French attitudes on climate change, carbon taxation and other climate policies. T Douenne, A Fabre – Ecological Economics, 2020.