Le résidu de Robert Solow et la fonction de production agrégée
En 1956, l’économiste américain Robert Solow publie A contribution to the Theory of Economic Growth[i], un papier novateur qui lui offrira en grande partie le Prix Nobel en 1987. Il s’intéresse à la façon dont l’accumulation du capital (machines, outils de productions) peut expliquer la croissance économique depuis la révolution industrielle (1820-1870 selon les pays). Un an plus tard, l’économiste du MIT cherche à observer empiriquement dans quelles mesures la croissance est expliquée par l’accumulation du capital. Dans Technological Change and the Aggregate Production Function[ii], il introduit une décomposition qui permettra de montrer que la majeure partie de la croissance n’est pas expliquée par le travail ou le capital mais par un élément tiers auquel il donnera son nom : le résidu de Solow. L’analyse a posteriori de ce résidu, censé représenter le « progrès technique », créera un nouveau champ théorique qui connaitra des développements importants pendant 50 ans : la croissance endogène.
Pour comprendre en profondeur l’analyse de Solow et ses limites, il faut d’abord introduire quelques concepts. D’abord, on parlera ici de croissance économique, c’est-à-dire l’évolution (en l’occurrence à la hausse) du Produit Intérieur Brut (PIB). Il s’agit d’un agrégat monétaire représentant la production totale de richesses dans un pays[iii] pour une année donnée. Ensuite, il convient de préciser que le « capital » est une notion particulièrement difficile à définir. Pour simplifier, on peut considérer qu’il s’agit des machines et infrastructures impliquées dans la production.
Nous nous concentrerons sur trois questions : Qu’est-ce qu’est la méthode de Solow et sa décomposition de la croissance ? Que peut nous dire la décomposition de Solow sur le rôle du progrès technique (innovation) dans la croissance ? Comment les résultats de Solow ont-ils influencé les méthodes utilisées en macroéconomie ?
La méthode de Solow : relier la théorie aux données grâce à l’économétrie et la fonction de production agrégée
Pour relier la théorie de la croissance aux données, Solow utilise une technique simple d’économétrie : les moindres carrés ordinaires[iv]. Pour simplifier, l’un des objectifs est de tester « l’ajustement » entre les données et des valeurs prédites. Pour cela, on exprime la production (variable expliquée) comme une fonction (log-linéaire) du travail et du capital (variables explicatives). Devant chaque variable explicative, on introduit des coefficients. On obtient alors les valeurs prédites par un processus appelé « estimation » qui aboutit à donner une valeur à ces coefficients de sorte à obtenir le « meilleur ajustement possible »[v].
Cependant cet ajustement ne sera jamais parfait (à part si on teste une identité comptable) car il est impossible d’incorporer tous les facteurs explicatifs dans la fonction choisie, de telle sorte qu’il restera toujours un terme d’erreur dans le modèle. Lors de l’estimation, ce terme d’erreur sera estimé sous la forme d’un « résidu », défini comme l’écart entre les valeurs du PIB dans les données et les valeurs du PIB estimées. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce résidu n’est pas le « résidu de Solow ».
Comme dit précédemment, Solow a besoin d’imposer une fonction qui relie la variable expliquée (production), aux variables explicatives choisies (travail, capital). Il choisit ainsi une fonction bien connue pour sa simplicité et sa flexibilité : la fonction Cobb-Douglas. Seulement, au lieu de définir la production en fonction du capital et du travail, Solow décide d’utiliser le PIB et le capital par habitant[vi]. Pour utiliser cette forme dite « intensive », il doit faire l’hypothèse de rendements d’échelle constants dans les facteurs de production[vii], une hypothèse qu’il effectue après l’avoir testée avec les données[viii]. Il utilise donc la fonction suivante :
La production par tête est définie comme étant issue d’une combinaison entre , le progrès technique[ix] et le capital par tête, qui est augmentée de β l’élasticité (sensibilité) de la production par rapport au capital.
Cependant, Solow fait face à un problème : , appelé résidu de Solow, n’est pas observé dans les données ! L’économiste du MIT décide donc d’estimer pour chaque année sa valeur, en utilisant les données du PIB et du capital par tête et en supposant que sa fonction de production « est juste » . À la suite de cela, Solow obtient des valeurs pour le terme A et peut estimer sa fonction de production sous forme linéarisée.
Les résultats issus de la méthode de Solow :
Plus que les résultats économétriques obtenus par Solow, c’est la décomposition qu’il introduit qui nous intéresse, car elle a été fortement réutilisée par la suite : l’utilisation de la fonction de production permet de décomposer le taux de croissance du PIB en une somme de la croissance du résidu, du capital et du travail.
Notamment, Carré, Dubois et Malinvaud l’utilisent en 1983[x] pour calculer la contribution du terme « A », considéré comme capturant le progrès technique par Solow, à la croissance. Ils calculent alors que la moitié de la croissance du PIB est attribuable à ce terme, qu’ils appellent « productivité globale des facteurs ». C’est la théorie de la croissance « exogène » : on ne sait pas exactement ce qui compose « A » ! La théorie macroéconomique de la seconde moitié du XXème siècle aura pour objet « d’endogénéiser » ce résidu, c’est-à-dire de pouvoir le calculer à partir de données réelles et non pas de l’induire d’une fonction de production. Ce seront les théories de la croissance endogène, notamment celles de Romer[xi], Barro[xii] ou Lucas (capital humain[xiii]) ou encore celles de Aghion et Howitt[xiv].
Même si la méthode de Solow a fait référence, elle a été critiquée à l’époque, notamment sur la construction du résidu « A » : Shaikh[xv] a montré quelques années plus tard qu’il était possible de construire un « A » pour correspondre à n’importe quelles données, aussi absurdes soient-elles, de sorte qu’on ne peut pas interpréter ce terme comme du progrès technique. Ceci questionne la stratégie de Solow dans sa comptabilité de la croissance, ainsi que les résultats obtenus par Carré, Dubois et Malinvaud.
L’influence de la méthode de Solow dans le débat théorique :
Par ailleurs, le papier de Solow est écrit pendant un moment charnière de la théorie économique où les débats théoriques sur la fonction de production, que ce soit au niveau d’un producteur individuel ou dans le cas de l’analyse agrégée, font rage. C’est notamment l’objet de la « controverse des deux Cambridge »[xvi] (entre Cambridge UK et Cambridge US) qui porte sur la pertinence du concept de capital, à la base de la fonction de production. Les travaux de Solow ont alors joué un grand rôle dans le développement de l’analyse néoclassique de la production, notamment dans l’utilisation de la fonction de production agrégée en macroéconomie, pour au moins deux raisons.
D’abord, l’utilisation d’une fonction de production agrégée (représentant toute l’économie) pour reproduire le comportement macroéconomique de l’économie constitue un outil extrêmement puissant et simple. Avec une seule équation, on peut modéliser des comportements de substitution entre facteurs, d’amélioration de la technologie, de croissance économique, analyser les interactions entre tous ces éléments et même relier la modélisation aux données grâce à l’économétrie.
Ensuite, en introduisant une fonction de production agrégée dans son papier, Solow obtient des résultats en termes de R2[xvii] particulièrement remarquables (supérieurs à 0.9). Ceci signifie que sa fonction « colle » quasiment parfaitement aux données ! Miracle ? En pratique, ceci peut être expliqué par trois éléments : la manière dont Solow obtiens ses valeurs pour A, l’hypothèse de rendements constants ainsi que la faible variabilité des parts des facteurs dans le total couplée au choix d’utiliser une fonction Cobb-Douglas. Plusieurs preuves ont été développées mobilisant ces trois arguments par Hogan[xviii], Shaikh[xix] et Felipe et McCombie[xx] et sont regroupées par Guerrien[xxi]. Elles ne seront pas détaillées ici car elles sont très mathématisées, mais elles questionnent les résultats et la méthode de Solow ainsi que la pertinence de l’utilisation de la fonction de production agrégée.
Pour conclure, le papier de Solow a eu une influence importante dans l’analyse de long terme en macroéconomie. Il a le mérite de relier la théorie à l’empirique, ce qui deviendra au fur et à mesure une norme : P. Aghion, économiste de la croissance reconnu, rappelait lors de sa leçon inaugurale au Collège de France en 2015 l’importance de « faire dialoguer la modélisation et l’analyse empirique »[xxii]. En ce sens, la contribution empirique des travaux de Solow a été d’une « importance fondamentale dans le développement de la science économique »[xxiii] selon le comité du Prix Nobel.
Grégoire Sempé
Notes :
[i] Voir : Solow Robert M., « A contribution to the theory of economic growth », Quaterly Journal of Economics, vol.70, pp.65-94, 1956
[ii] Voir : Solow R. (1957), “Technical Change and the Aggregated Production Function”, Review of Economics and Statistics 39(3).
[iii] Plus précisément, le PIB représente la somme des valeurs ajoutées dans un pays. C’est-à-dire la somme de la valeur de la production minorée par le poids des consommations intermédiaires pour toutes les entreprises, administrations, et autres entités « productives ».
[iv] Pour une présentation plus poussée de cette technique, voir : Wooldridge, J. M. (2015). Introductory econometrics: A modern approach. Cengage learning ou Crépon, B., & Jacquemet, N. (2018). Économétrie: méthode et applications. De Boeck Supérieur.
[v] Notons que nous avons simplifié ici la méthode dans une perspective de vulgarisation. Il s’agit en fait de minimiser la somme des carrés des résidus.
[vi] Notons que cela permet d’incorporer la variable « travail » dans chaque variable, à partir du moment où l’on assume le plein emploi des facteurs et la concurrence parfaite, ce qui est le cas chez Solow.
[vii] Une fonction de production admet des rendements d’échelle constants si lorsqu’on augmente la production d’une proportion λ positive, on obtient la même quantité que si l’on augmente la quantité de facteurs de cette même proportion.
[viii] Il faut noter que cette « preuve » des rendements constants a été fortement contestée par la suite
[ix] Le progrès technique est ici neutre au sens de Harrod. Solow choisit cette spécification après l’avoir testé dans son papier
[x] Carré, J.-J., Dubois, P., Malinvaud, E., & Éditions du Seuil. (1984). Abrégé de la croissance française: Un essai d’analyse économique causale de l’après-guerre. Paris: Éditions du Seuil.
[xi] Romer a notamment mis l’accent sur l’effet des dépenses de recherche et de développement sur la croissance, proposant un progrès technique endogène dans : Romer, P. M. (1990). Endogenous technological change. Journal of political Economy, 98(5, Part 2), S71-S102.
[xii] Barro a lui mis l’accent sur l’effet des dépenses publiques sur la croissance, grâce aux externalités positives dans : Barro, R. J. (1990). Government spending in a simple model of endogeneous growth. Journal of political economy, 98(5, Part 2), S103-S125.
[xiii] Sur le lien entre ces théories, voir : http://ses.ens-lyon.fr/articles/a-les-fondements-de-la-theorie-du-capital-humain-68303. L’article de Lucas en question est : Lucas Jr, R. E. (1988). On the mechanics of economic development. Journal of monetary economics, 22(1), 3-42.
[xiv] Aghion, P., & Howitt, P. (1990). A model of growth through creative destruction (No. w3223). National Bureau of Economic Research.
[xv] Shaikh A. (1974), “Laws of Production and Laws of Algebra: The Humbug Production Function”, The Review of Economics and Statistics 56(1).
[xvi] Sur cette controverse, voir pour introduction rapide: https://www.lemonde.fr/economie/article/2007/05/14/la-querelle-des-deux-cambridge_909576_3234.html ou pour une analyse plus complete : HARCOURT, G., & Rouzaud, C. (1976). Les controverses Cambridgiennes : Après la tourmente. Cahiers D’économie Politique / Papers in Political Economy, (3), 165-193. Retrieved April 21, 2021, from http://www.jstor.org/stable/43201098
[xii] Aussi appellé “coefficient d’ajustement”, le R2 mesure à quel point la variabilité des données de la variable expliquée est expliquée par la variabilité des variables explicatives considérées. En outre, plus il est proche de 1, plus le « pouvoir explicatif » du modèle est important. Formellement, il est défini en décomposant la variance de la variable expliquée en une somme de deux variances : la « variance expliquée » et la « variance résiduelle » (cette dernière est la variance des résidus). Le R2 correspond à la division entre la variance expliquée et la variance totale. Pour une preuve plus détaillée, voir : Crépon, B., & Jacquemet, N. (2018). Économétrie : méthode et applications. De Boeck Supérieur.
[xiii] Hogan, W.P. (1958), “Technical Progress and Production Functions”, Review of Economics and Statistics, 40(4).
[xix] Shaikh A. (1974), “Laws of Production and Laws of Algebra: The Humbug Production Function”, The Review of Economics and Statistics 56(1).
[xx] Felipe J. et J. McCombie (2013), The Aggregate Production Function and the Measurement of Technical Change: Not Even Wrong (Edward Elgar)
[xxi] Voir http://bernardguerrien.com/wp-content/uploads/2017/07/FoncProduction_et_Ideologie.pdf
[xxii] Voir : https://www.college-de-france.fr/site/philippe-aghion/inaugural-lecture-2015-10-01-18h00.htm
[xxiii]Voir : https://www.nobelprize.org/prizes/economic-sciences/1987/ceremony-speech/
Réferences :
Solow Robert M., « A contribution to the theory of economic growth », Quaterly Journal of Economics, vol.70, pp.65-94, 1956
Solow R. (1957), “Technical Change and the Aggregated Production Function”, Review of Economics and Statistics 39(3).