Avez-vous déjà entendu l’expression de « myopie au désastre » comme élément explicatif de la dégradation de nos capacités d’anticipation et de réaction aux crises ? Cette théorie refait surface à chaque crise, qu’elle soit financière, économique, ou encore sanitaire (crise de la Covid-19) lorsque vient le moment du bilan « Pourquoi n’étions-nous pas préparés ? Pourquoi n’avons-nous rien vu venir ? ».
Le concept de « myopie au désastre » a été théorisé en 1986 par deux économistes américains, Jack Guttentag et Richard Herring. Cette théorie se situe à la frontière entre économie et psychologie, on peut dès lors parler d’une théorie d’économie comportementale. Dans la version originelle, la « myopie au désastre » représente le fait pour les banques de sous-évaluer les probabilités de chocs de crédit qui résultent du défaut d’un grand nombre d’emprunteurs. À partir de travaux en psychologie cognitive, les deux économistes ont identifié plusieurs éléments pouvant mener à cette sous-estimation de la probabilité de chocs, autrement dit à cette « myopie au désastre » :
- Le temps écoulé depuis le dernier choc de crédit;
- Le degré de concurrence dans la communauté bancaire;
- L’anticipation par les banques d’un soutien des autorités publiques.
Comme souvent en économie, cette théorie s’appuie sur une hypothèse d’information imparfaite. La connaissance et la capacité d’expertise de la banque créancière ne lui permettent pas d’évaluer correctement la situation réelle d’un débiteur potentiel. Pour pallier ce manque d’informations, la banque créancière décide de fonder son évaluation sur des événements similaires passés (la situation des derniers emprunteurs, la situation économique de ces dernières années, etc.).
Un premier biais cognitif fait alors son apparition : plus le temps écoulé depuis le dernier choc de crédit est grand, plus les banques vont « oublier » cet événement (mémoire de court terme). Les banques vont donc sous-estimer de mal en pis la probabilité d’un nouveau choc de crédit : elles vont marginaliser cette probabilité. Les auteurs notent en particulier qu’en dessous d’un certain seuil heuristique, ceux qui décident l’octroi du crédit voient la probabilité d’un choc comme nulle. Le temps écoulé depuis le dernier choc de crédit est donc l’un des premiers éléments favorisant la « myopie au désastre ».
Un deuxième facteur d’aggravation de la myopie est l’augmentation de la concurrence sur le secteur bancaire. Les causes de cette concurrence sont multiples : une baisse des barrières à l’entrée, la suppression de l’encadrement du crédit, ou encore la suppression des contrôles sur les taux d’intérêt, etc. Tous ces facteurs favorisent l’implantation de nouveaux entrants sur le marché bancaire. L’augmentation de la concurrence incite les banques à garder des taux débiteurs très faibles. En effet, même si une banque souhaite fixer un taux débiteur élevé en adéquation avec la probabilité non nulle qu’elle attribue à l’éventualité d’un choc majeur, elle ne le peut pas au risque de perdre ses clients puisque ses concurrents fixent ce prix comme si la probabilité d’un choc de crédit était nulle. Dès lors, aucune banque n’inclut de prime de risque de défaut dans son taux de crédit. Il y a ainsi une dissonance cognitive qui affecte les décideurs dans la fixation de leur taux et dans l’octroi de crédits. Cette dissonance cognitive amène les décideurs à ignorer volontairement de nouvelles informations allant dans le sens d’un possible choc de crédit ou à rejeter leur pertinence.
De plus, l’anticipation par les banques d’un soutien des autorités publiques ne vient rien arranger puisque se sachant potentiellement protégées, celles-ci sont fortement incitées à prendre des risques puisqu’elles n’en assumeront pas les conséquences.
De leur côté, les emprunteurs défaillants sont amenés à dissimuler leur réelle position financière dans le but de pouvoir obtenir de nouveaux crédits. Cette dissimulation d’informations des emprunteurs venant s’ajouter à la myopie des banques créancières fait tomber à terme dans une dérive des processus de crédits conduisant à de fortes dynamiques de surendettement. Il en résulte in fine une crise de crédit brutale et une défiance généralisée à l’égard des emprunteurs. Les banques rationnent drastiquement la quantité de crédits octroyée, de plus en plus de débiteurs sont déclarés en défaut et s’enclenche la crise financière et économique. C’est le mécanisme qui a été à l’œuvre durant la crise des subprimes.
Bien que les crises sanitaires aient été pour un temps supposées exogènes et non endogènes comme les crises financières et économiques, elles doivent désormais être observées comme les effets des dégâts croissants infligés par notre système économique à l’environnement. En effet, par exemple, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) nous alerte quant à l’augmentation des maladies infectieuses émergentes, coïncidant avec la croissance accélérée des taux de déforestation tropicale enregistrés ces dernières années. Ainsi, les crises sanitaires sont également soumises au phénomène de « myopie au désastre » puisque nous pouvons les prévoir et les anticiper. C’est ce qu’ont démontré deux économistes françaises, Pauline Gandré et Camille Cornand dans leurs récents travaux (2020).
La myopie au désastre est identifiée via deux caractéristiques de la crise sanitaire :
- La sous-estimation par les décideurs publics de la probabilité d’une pandémie qui s’est accentuée au fil du temps
- Des différences entre pays dans la préparation à la crise en fonction des épisodes de pandémies comparables dans la mémoire collective récente du pays
Le second argument s’observe particulièrement dans des pays d’Asie comme Taïwan, la Corée du Sud et Singapour, qui avaient été durement touchés par l’épidémie de SARS en 2002-2003. La mémoire récente de ces pays d’Asie était donc relativement plus imprégnée du risque d’une pandémie, ce qui les a conduits à plus de vigilance et à mieux anticiper. Leur gestion en début de crise a été saluée puisque, mieux préparés, ils ont su réagir plus rapidement, et contenir pour un temps la propagation du virus.
Ariane Alla
Références :
Jack Guttentag et Richard Herring , (1986) « Disclosure Policy and International Banking ». Journal of Banking and Finance 10 (1986) 75-97.
Pauline Gandré et Camille Cornand (2020) « Covid-19 : cette « myopie au désastre » qui dégrade nos capacités de réponse aux crises », The Conversation.