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La main invisible (Fiche Concept)

Communément synonyme d’ajustement des comportements individuels qui conduirait automatiquement à une harmonie économique et sociale, la main invisible reste une des métaphores les plus célèbres de la pensée économique. Cependant, cette expression souvent mal comprise, véhicule des lieux communs souvent éloignés de la pensée d’Adam Smith (1723-1790), considéré comme le père des sciences économiques modernes.

À premier égard, il peut sembler étonnant que cette expression ait contribué à la notoriété de l’auteur auprès d’un public peu averti. Mentionné seulement à trois reprises [i], la main invisible n’a rien d’une théorie scientifiquement démontrée mais relève davantage de la métaphore.

Le précurseur : Bernard Mandeville (1670-1733)

Dans son poème La Fable des Abeilles (1714), Bernard Mandeville énonce la morale selon laquelle « les vices privés font la vertu publique ». Plus précisément, les vices des particuliers participeraient nécessairement du bien-être et de la grandeur d’une société, ils en conditionneraient d’ailleurs le maintien. Dans ce poème, l’Angleterre est comparée à une ruche corrompue dans laquelle les abeilles les plus vicieuses et fortunées, ennemis du « simple travail” s’arrangent pour détourner à leur profit « le labeur de leur prochain, brave homme sans défiance ». Conduite par des intérêts égoïstes, la ruche était « remplie d’une multitude prodigieuse d’habitants, dont le grand nombre étaient occupés à satisfaire la vanité et l’ambition d’autres abeilles ».  

Cependant, certaines abeilles, rongées par la culpabilité de mener une vie dissolue, décident d’observer une conduite vertueuse. Ce faisant, elles se rendent rapidement compte que leur nouveau comportement a pour conséquence non pas de faire prospérer leur communauté, mais au contraire de la ruiner. En effet, la disparition du vice impliquerait un fort recul économique [ii], obligeant de nombreuses abeilles à quitter la ruche et à se réfugier dans le « creux d’un arbre ». Bernard Mandeville conclut alors qu’ « il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les doux fruits. […] Le vice est aussi nécessaire dans un État florissant que la faim est nécessaire pour nous obliger à manger. Il est impossible que la vertu seule rende jamais une Nation célèbre et glorieuse ». 

La théorie de Smith 

Avant toute chose, il convient de revenir sur la réponse apportée par Smith dans son ouvrage La Théorie des sentiments moraux (1759), à la question traditionnelle de la philosophie politique : comment contrôler les passions violentes, destructrices, pour garantir la vie sociale ? Ce n’est autre que par la « sympathie ». Il ne s’agit pas tant d’une vertu morale particulière, que d’une disposition générale et naturelle à partager les passions d’autrui. Le principe de la sympathie répond à une motivation première de l’humanité : être aimé. 

Dans son ouvrage Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), Smith répète le principe mandevillien en préférant à sa dimension provocatrice, une rationalité façonnée par la sympathie. 

Plus précisemment, Smith souligne que chaque individu, en tâchant le plus qu’il peut, d’employer son capital à faire valoir l’industrie nationale, et de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, travaille nécessairement à rendre « aussi grand que possible le revenu annuel de la société ». Ainsi, loin de servir l’intérêt public en préférant le succès de l’industrie nationale, l’individu ne pense qu’à son propre gain, celui de se donner personnellement une plus grande sûreté. Conduit comme tant d’autres par une main invisible, il poursuit une fin qui n’est initialement pas dans ses intentions. Adam Smith ajoute que par les « vertus égoïstes », les individus tendent  naturellement à la prospérité publique. D’une manière explicite, Smith formule l’idée selon laquelle : « ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger qu’il faut espérer notre dîner, mais de leur propre intérêt ».

En outre, la main invisible permettrait d’atteindre une situation d’équilibre entre le prix de marché (déterminé par la loi de l’offre et la demande) et le prix naturel (égal à la somme de « ce qu’il faut pour payer (…) les salaires du travail, le fermage de la terre, et les profits du capital utilisé »). S’il est trop élevé, cela veut dire que les ouvriers, les capitalistes et les propriétaires fonciers gagnent trop d’argent. S’il est trop faible, il ne rémunère pas suffisamment le capital et le travail. La main invisible suppose ainsi que les choix individuels, guidés par des motivations égoïstes, se coordonnent instantanément pour générer « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». 

Par cette métaphore, Adam Smith expose la supériorité du fonctionnement de la Nature, qui parvient seule à remédier aux conséquences néfastes de certaines décisions individuelles. Ainsi, Smith montre comment l’accaparement des terres et de leurs produits par les riches propriétaires n’est pas de nature à signer l’appauvrissement total du reste du corps social. Leurs intérêts égoïstes, propres à nuire à première vue au bien-être social, les amènent finalement à « accomplir presque la même distribution que celle qui aurait eu lieu si la terre avait été divisée en portions égales entre tous ses habitants ». En s’écartant des lois naturelles, les décisions humaines sont régies par les mécanismes de la Nature qui parviennent ainsi à reproduire une harmonie de second rang. 

Pour en finir avec les idées reçues

Dans la construction du modèle de concurrence pure et parfaite, l’école néoclassique n’a pas hésité à reprendre le terme de main invisible pour justifier des mécanismes de prix. Léon Walras et Vilfredo Pareto modifieront d’ailleurs le concept, d’une tendance naturelle chez Smith à un véritable mécanisme social. 

D’après Milton Friedman (1976), Adam Smith entendait que les prix de marché prendraient l’agent « par la main » afin de le guider dans ses choix d’investissement. Ces choix seraient alors naturellement coordonnés, et ce uniquement grâce aux prix du marché libre. De nature à limiter les pouvoirs de marché et les inégalités par le jeu des quantités offertes et demandées, l’orthodoxie libérale reprend cette métaphore en vue de propulser la divinité du marché et voiler implicitement les inégalités de l’échange au profit des classes sociales dotées de pouvoirs de marché. 

Cependant, main invisible et mécanisme de prix ne doivent pas être étroitement rattachés. Il convient, comme le souligne Joseph Stiglitz en 2003, de ne pas élever ce concept au rang de vérité absolue, autrement la morale n’aurait plus aucun contenu et nous n’aurions plus à nous demander ce qu’il est juste de faire. Robert Shiller, qui a obtenu le Prix de la Banque de Suède en 2013, pointe d’ailleurs la responsabilité des politiques libérales dans la crise économique de 2008,  dont le « laissez-faire » a nécessité une intervention massive et coordonnée des États et des banques centrales pour en limiter les effets dévastateurs. Adam Smith lui-même admettait l’intervention de l’État, au moins pour protéger la propriété privée. 

Conclusion 

Dans la Richesse des nations, l’expression « main invisible » ne désigne pas le mécanisme des prix mais des instincts et penchants naturels Parmi eux, celui que les économistes contemporains appellent le « home bias » explique la préférence pour l’industrie nationale. Un penchant supposé tempérer les effets du libre-échange. 

 

Chloé Coudray

Notes :

[i]  Dans History of Astronomy (1755), La Théorie des sentiments moraux (1759), Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776)

[ii] Comme il n’y avait plus de conflits, les tribunaux et les prisons se vidèrent, envoyant au chômage avocats, huissiers et juges. Dans les administrations et les entreprises, ce qui était fait autrefois par plusieurs personnes était désormais fait par une seule, augmentant ainsi le nombre de sans-emplois. Les abeilles décidèrent de ne plus dépenser inutilement, et la consommation chuta, essentiellement celle du luxe et de l’ostentatoire, économie qui nourrissait le plus grand nombre…

 

Références :

Adam Smith, La théorie des sentiments moraux, 1759

Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776

Jean-Daniel Boyer, Main invisible : voile de l’ignorance, Raison présente, n°165, 1er trimestre 2008.

Jean-Daniel Boyer, comprendre Adam Smith, Armand Colin, 2011

Bernard Mandeville, La fable des abeilles, suivi de Recherches sur l’origine de la vertu morale, Institut Coppet, 2011 https://www.institutcoppet.org/wp-content/uploads/2011/01/La-fable-des-abeilles.pdf