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L’échange inégal (Fiche concept)

Lorsque les Classiques, Adam Smith[i] et David Ricardo[ii], défendent les principes du libre-échange, ils considèrent que toutes les spécialisations se valent. Dans le cadre du commerce international, échanger des produits primaires (comme le vin) ou des produits industriels (comme les draps) apporte les mêmes avantages. Pourtant, cette position n’est pas partagée par tous les économistes…

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Raul Prebisch[iii] démontre que les pays développés profitent davantage du libre-échange que les pays en développement. Comment l’expliquer ? Par l’existence d’une division internationale du travail, héritée des périodes coloniales, qui s’organise au détriment des « pays du tiers monde » (selon les termes de l’époque). Pour le comprendre, Raul Prebisch commence par distinguer les pays du « centre » – les pays industrialisés, spécialisés dans des produits industriels – et ceux de la « périphérie » – les pays en développement, spécialisés dans des produits primaires. Or, les produits industriels intègrent une valeur ajoutée bien plus importante que les produits primaires. Si bien que la « périphérie » subit une dégradation des termes de l’échange[iv] vis-à-vis du « centre » : les prix des produits industriels importés augmentent plus vite que ceux des produits primaires exportés. Ainsi, tant que leur spécialisation n’évolue pas, leur insertion dans le « capitalisme mondial » ne peut leur permettre d’amorcer un processus de développement…

Un peu plus tard, en s’appuyant sur la théorie marxiste de l’exploitation, Agrahi Emmanuel[v]propose un autre raisonnement pour expliquer les difficultés des pays en développement à profiter du libre-échange.

Comme Marx, Emmanuel utilise de la loi de la valeur travail des Classiques : la valeur d’un produit est donnée par la quantité de travail ayant permis de le fabriquer. Si Karl Marx[vi]considère que les capitalistes exploitent les prolétaires dans le cadre du capitalisme industriel au XIXème siècle, c’est parce que les salaires de subsistance sont très inférieurs à la valeur créée par les ouvriers. Emmanuel applique cette vision de l’exploitation aux échanges internationaux : les pays du « centre » exploitent les pays de la « périphérie ». Les pays en développement, spécialisés dans des biens primaires, souffrent d’un « échange inégal » vis-à-vis des pays développés qui, eux, sont spécialisés dans des biens industriels. Derrière un échange de marchandises ayant la même valeur (par exemple, plusieurs kilos de bananes contre un tracteur qui s’échangent au même prix) se dissimule des quantités de travail très différentes. Compte tenu d’une productivité plus faible dans les pays en développement, il aura fallu beaucoup plus de temps de travail pour réunir le nombre de bananes permettant d’acquérir un tracteur. Il y a bien échange (pour un même prix) mais cet échange est inégal. Le commerce international se traduirait donc par un processus d’exploitation de la « périphérie » par le « centre ».

Se situant toujours dans un cadre marxiste, Samir Amin[vii] propose une autre approche de l’idée d’ « échange inégal » : si le facteur interne (la mauvaise spécialisation) joue un rôle pour expliquer le « sous-développement » des pays de la « périphérie », il est très loin d’être suffisant. Pour Amin, l’ « échange inégal » s’expliquerait aussi (surtout) par la volonté des pays du « centre » de maintenir les pays du Sud dans une forme de dépendance économique. Les « centres dominants » profitent du faible coût des produits (en particulier, les matières premières) et de la main d’œuvre dans les « périphéries dominées » pour perpétuer leur logique d’accumulation capitaliste à l’échelle mondiale. Ce serait sous l’impulsion du « centre » qu’il se créé dans la « zone périphérique » un secteur exportateur qui produit à un cout moindre à celui qui caractériserait la production de produits identiques dans les pays développés. A niveau égal de productivité, la rémunération du travail dans les pays du Sud est inférieure à celle qui existe dans les pays industrialisés. Ainsi, derrière le commerce international, le capitalisme mondial permet aux pays riches d’exploiter la main d’œuvre bon marché des pays pauvres.

Dans les pays du « centre », grâce aux luttes sociales et l’âge d’or syndical, les « prolétaires » ont obtenu de meilleures conditions salariales (caractéristiques des Trente glorieuses), leur permettant d’accéder progressivement à la classe moyenne. Ce n’est pas le cas dans les pays de la « périphérie », dans lesquels les travailleurs continuent à être rémunérés à un niveau proche du salaire de subsistance (compte tenu du chômage important qui y règne)[viii]. En s’implantant dans les pays du Sud, les firmes multinationales (FMN) du Nord profitent directement d’une main d’œuvre peu rémunérée, qui tend finalement à remplacer celle qui est devenue plus chère sur leur territoire d’origine. Et, de ce fait, les FMN renforcent les mauvaises spécialisations des pays de la « périphérie », contribuant au maintien de l’ « échange inégal ». Ainsi, pour Samir Amin, le « sous-développement » ne s’explique pas des spécificités intrinsèques (qu’elles soient culturelles ou géographiques) mais par le rapport de force imposé par les pays développés au niveau mondial, une domination qui leur permet d’accumuler du profit au détriment des pays en développement. Au fond, les pays du « centre » favorisent le « développement du sous-développement » des pays de la « périphérie » pour satisfaire leurs intérêts… capitalistes.

Eric Keslassy

Notes : 

[i]Adam Smith, Recherches sur la nature et la richesse des nations, 1776.

[ii]David Ricardo, Principes de l’économie politique et de l’impôt, 1817.

iii]Raoul Prebisch, Le Développement économique de l’Amérique latine et ses principaux problèmes, 1950.

[iv]Les termes de l’échange sont donnés par le rapport entre l’indice du prix des exportations sur l’indice du prix des importations (x 100).

[v]Arghiri Emmanuel, L’échange inégal : essai sur les antagonismes dans les rapports économiques internationaux, 1969.

[vi]Karl Marx, Le capital, 1867.

[vii]Samir Amin, L’échange inégal et la loi de la valeur, 1973.

[viii]On retrouve ici le rôle de « l’armée de réserve industrielle » introduit par Karl Marx : l’importance du chômage permet aux capitalistes de faire pression sur les salaires.