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La stagnation séculaire (Fiche concept)

La stagnation séculaire, A. Hansen (1939) et L.H. Summers (2013)

Mentionnée pour la première fois en 1939 dans un discours rédigé par Alvin Hansen sous le nom de « Economic Progress and Declining Population Growth « , la théorie de la « stagnation séculaire » a pour origine un constat fait par l’économiste : la concomitance d’une faible croissance et d’un faible effort de formation brute de capital fixe (ou investissement). Selon A. Hansen, la situation économique fortement dégradée des années 30 n’était pas seulement la conséquence d’une violente récession, phase basse du cycle économique, mais le fait d’une réalité structurelle. Dans son essai, il explique cette dernière par la fermeture des frontières, le ralentissement de l’innovation technologique et surtout, une diminution substantielle de la croissance démographique drastic decline in population growth »). La Première Guerre mondiale représenta en effet un point de rupture démographique en raison premièrement du nombre de morts induit par la guerre s’ajoutant à ceux de la pandémie de grippe espagnole et par ailleurs, du recul des naissances lors des quatre années du conflit. Il faudra attendre l’après Seconde Guerre mondiale pour que la courbe démographique reparte à la hausse.

La théorie pensée dans les années 30 par A. Hansen repose sur l’idée que les économies industrielles souffrent d’un déséquilibre résultant d’une forte propension à épargner [i] et d’une faible propension à investir, d’où un excès d’épargne dans l’économie. En raison de la dynamique démographique, les opportunités d’investissement rentable se font plus rares, augmentant le niveau d’épargne disponible et faisant converger l’économie vers un équilibre caractérisé par une faible croissance, une faible inflation, des ressources employées de manière non efficaces (faiblesse de la productivité) et un taux de chômage élevé. Selon A. Hansen, la présence d’une épargne excédentaire (conséquence d’une dynamique démographique défavorable) place l’économie en situation de sous régime, lui rendant impossible de revenir au plein emploi en raison de l’insuffisance de la demande (maintenant le niveau de chômage à un niveau plus élevé que son taux naturel, alors que les taux d’intérêt se situent à des niveaux bas). 

Loin des idées malthusiennes, A. Hansen voit en l’accroissement démographique un moyen d’influer sur la composition de la production à la fois via un canal direct (augmentation de la production et de l’investissement) et un canal indirect (facilitation de l’innovation technologique). Il ne soutient cependant pas la mise en place de politiques natalistes dont l’objectif serait d’influer sur la dynamique démographique – ce type de politiques étant considéré comme moins efficaces que les politiques économiques.

En 2013, faisant suite à la Grande Récession de 2008, l’économiste Lawrence H. Summers fait un constat similaire à celui d’A. Hansen dans les années 30 : la croissance est faible, de même que l’inflation et le niveau d’investissement alors que l’épargne, excessive (qui ne peut donc être absorbée dans sa totalité par l’investissement), tire le taux d’intérêt réel à la baisse [ii]. Tout comme A. Hansen, L.H. Summers explique la faiblesse structurelle (« pénurie ») de la demande en investissements par des dynamiques démographiques propres au 21ème siècle, à savoir principalement le vieillissement de la population (et donc de la main d’œuvre) dans les économies industrialisées, mais aussi l’aboutissement dans ces sociétés de la transition démographique qui induit un recul de la natalité. Couplée à la diminution progressive des coûts d’acquisition des biens d’équipement (« montant d’épargne nécessaire »), la dématérialisation de l’économie et l’accroissement du pouvoir de marché de certaines entreprises, cette tendance démographique aurait pour effet de différer l’investissement. Ainsi, l’économie se trouverait à nouveau dans une situation de « stagnation séculaire », marquée par une propension à épargner forte et une propension à investir faible. Caractérisée par un taux d’intérêt neutre bas [iii], l’économie converge alors vers un équilibre marqué soit par une insuffisance structurelle de la demande, soit par une grande instabilité financière.

Il convient également de relever que le constat de L.H. Summers s’inscrit dans un environnement dégradé par la Grande Récession et marqué par une politique monétaire expansionniste des banques centrales. Dans ce contexte de baisse des taux d’intérêt nominaux [iv] et de difficultés d’ajustement à la baisse des taux d’intérêt réels (trappe à liquidités [v]), le champ des possibles en matière monétaire pour contrer l’insuffisance de la demande agrégée apparait alors nettement restreint, risquant de rendre permanente l’atonie des économies industrialisées. L.H. Summers défend ainsi une réponse par la politique budgétaire afin de palier à la pénurie d’investissement (en favorisant notamment l’investissement public comme soutien de la demande).

Depuis sa réapparition sur le devant de la scène, la théorie de la « stagnation séculaire », adaptée aux difficultés économiques du 21ème siècle, a été discutée par de nombreux économistes. La « stagnation séculaire » pourrait être une tendance mondiale et non pas uniquement régionale. Une des questions principales concerne notamment sa portée géographique, à savoir si il faut considérer la « stagnation séculaire » comme un phénomène strictement régional (cantonné par exemple aux membres de l’OCDE) ou si il faut l’appréhender comme mondial et possiblement l’expliquer par des modèles de transmission. En effet, l’emploi de l’exemple des Etats-Unis par L.H. Summers a d’abord favorisé une approche régionale de la « stagnation séculaire ». Par la suite, certains économistes, particulièrement Jaubertie et Shimi (2016) [vi], vont développer une approche internationale de cette théorie en analysant le rôle de transmission joué par le marché des capitaux, la recherche d’actifs sûrs et la trappe à sécurité.

Même si cette théorie apporte des explications valides aux faits économiques des dernières années, il semble encore tôt pour distinguer l’aspect structurel de l’aspect cyclique. K. Rogoff (2015) a notamment souligné que les crises financières, dont la Grande Récession, étaient caractérisées par une reprise en forme de U en raison des difficultés liées au désendettement caractéristique de ces crises. Ainsi, l’atonie de l’économie observée après 2008 pourrait s’expliquer par la nature de la crise tout en s’inscrivant dans le cycle économique. En outre, la théorie de la « stagnation séculaire » au 21ème siècle utilise comme clé de voute le concept développé en 2005 par B. Bernanke de surabondance de l’épargne au niveau mondial (« savings glut »). Cependant, comme souligné par F. Claeys (2016), B. Bernanke (2015) suggère que ce phénomène pourrait être la conséquence de mauvais choix en matière de politiques économiques (pilotage trop expansionniste de la politique monétaire par la FED jusqu’en 2007 et incitations à l’endettement privé pour l’accession à la propriété des classes moyennes) et non pas d’une dynamique structurelle.

Enfin, la pénurie d’investissement ainsi que la faible croissance de la productivité, caractéristique de la « stagnation séculaire », pourraient s’expliquer par la part croissante des actifs intangibles au sein de l’économie réelle. J.Haskel et S.Westlake expliquent dans leur livre, « Capitalism without Capital »[vii], que l’importance croissante du capital immatériel pourrait aider à comprendre la dynamique potentiellement structurelle derrière la « stagnation séculaire ». Ils proposent quatre canaux de compréhension : 1/ les difficultés croissantes à correctement mesurer l’investissement via des actifs intangibles, 2/ la spécificité du capital immatériel a généré plus d’externalités et 3/ a exacerbé l’écart entre les entreprises à la frontière technologique de leur secteur et les autres, et enfin 4/ des externalités décroissantes des actifs intangibles liées possiblement à la difficulté des nouvelles entreprises à s’approprier le capital immatériel ou à la nature de type « recherche de rente » d’une part des actifs intangibles.

Justine Féliu

 

[i] Selon Hansen, le vieillissement de la population tend à accroitre la part de la population ayant une forte propension à épargner au détriment de la part de la population ayant une propension à désépargner.

[ii] https://www.imf.org/external/pubs/ft/fandd/fre/2020/03/pdf/larry-summers-analyse-la-stagnation-seculaire.pdf

[iii] Taux d’intérêt d’équilibre entre l’épargne et l’investissement lorsque l’économie est à son niveau potentiel (soit le niveau de production correspondant à l’utilisation complète des ressources disponibles au sein de l’économie ; aussi appelé « capacité de production »)

[iv] À ce titre, il est important de souligner que les banques centrales réagissent à un taux d’intérêt neutre vraisemblablement à un niveau historiquement bas, les poussant ainsi à abaisser leurs taux directeurs (cf article d’Edouard Challe ci dessous). https://www.lesechos.fr/idees-debats/cercle/memorandum-des-anciens-banquiers-centraux-une-erreur-fondamentale-danalyse-economique-1139437

[v] Pour la mesure du taux d’intérêt réel, voir les travaux de Holston, Laubach et Williams (2016)

[vi] https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/ddc98821-3577-404f-8c5d-a8204bc96292/files/0848c35c-b962-4531-809a-aaab969818cd

[vii] https://www.bruegel.org/wp-content/uploads/2016/09/PC_15_16.pdf

 

Références : 

Bernanke, B. (2005) ‘The global saving glut and the US current account deficit’, Speech (No. 77), Board of Governors of the Federal Reserve System, 10 March

Bernanke, B. (2015) ‘Why are interest rates so low, part 3: The Global Savings Glut’, Brookings Blog, 1 April

Claeys, G. (2016) ‘Low long-term rates: bond bubble or symptom of secular stagnation?’, Policy Contribution 2016/15, Bruegel

Hansen, A.H. (1939) ‘Economic progress and declining population growth’, The American Economic Review 29(1): 1-15

Haskel, J, and S Westlake (2017), Capitalism Without Capital The Rise of the Intangible Economy, Princeton, NJ: Princeton University Press.

Jaubertie, A. And L. Shimi (2016), ‘Où en est le débat sur la stagnation séculaire ?”, Trésor-éco, 182, octobre, Paris : Ministère de l’Economie et des Finances.

Holston, K., T. Laubach and J. Williams (2016) ‘Measuring the natural rate of interest: International trends and determinants’, in NBER International Seminar on Macroeconomics 2016, Journal of International Economics

Rogoff, K. (2015) ‘Debt supercycle, not secular stagnation’, remarks at Closing Panel, Rethinking Macro Policy III, IMF, Washington DC, 16 April

Summers, L.H. (2013) Speech at the IMF 14th Annual Research Conference in Honor Of Stanley Fisher, International Monetary Fund, 8 November