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Le paradoxe du vote (Fiche concept)

Le paradoxe du vote, Anthony Downs

Est-il rationnel de se rendre aux urnes pour voter ? Telle est la question à laquelle tente de répondre Anthony Downs dans son ouvrage publié en 1957, « An Economic Theory of Democracy ». À l’aune des prochaines élections présidentielles françaises, cette question appelle de profondes réflexions et par-delà, de nombreux débats. Plus précisément, étant donné la probabilité quasi nulle qu’un vote soit décisif lors d’une élection populaire, Anthony Downs soulève le paradoxe selon lequel : si les individus étaient rationnels, ils s’abstiendraient d’aller voter en raison du coût que le déplacement implique, largement supérieur au gain espéré. Cette réflexion s’inscrit dans le cadre de la théorie du choix rationnel promu par le courant de pensée : le Public Choice. Selon ce dernier, le système politique est vu tel un marché, les partis tels des entrepreneurs, les électeurs tels des consommateurs et le vote, tel un investissement. Par ailleurs, selon la théorie précitée, les individus agissent de manière à maximiser leur intérêt propre en recherchant à dégager le plus grand profit. Dans ce sens, le fait d’aller voter suppose un bénéfice espéré, celui de la victoire du candidat soutenu, mais aussi des coûts liés par exemple au temps perdu ou à l’usure physique du déplacement pour aller voter.

Une distinction préalable…

Au regard de la science économique, il convient de distinguer deux approches du comportement de vote. La première, celle que nous expliciterons dans cette fiche, est l’approche dite « instrumentale », développée par Anthony Downs. Elle s’attache à analyser le vote comme un instrument utilisé par l’individu pour obtenir ce qu’il souhaite. La seconde approche, aussi intéressante soit-elle, est de nature « expressive ». Selon cette dernière, le vote correspond à des « considérations intrinsèques » liées à l’idéologie. Ainsi, l’électeur vote pour exprimer ses convictions, et cela, peu importe le résultat.

La théorie de Downs…

L’économiste Anthony Downs part du constat selon lequel tout électeur qui se rend aux urnes, subit un coût lié au vote. En effet, voter est coûteux, non seulement en raison des coûts d’information, mais aussi en raison des coûts physiques liés au fait de se rendre au bureau de vote et de prendre congé pour le faire. Dans la mesure où l’électeur a peu de chance d’influencer seul le résultat du vote, Anthony Downs en conclut que le coût du vote dépasse le gain escompté pas l’électeur, celui de voir le candidat soutenu, élu.  Dans ce sens, il apparaît logique que les électeurs rationnels se rendent rarement aux urnes tant la possibilité pour chaque électeur d’affecter le résultat obtenu est « inferieure à celle d’être tué en se déplaçant voter ».

Pour comprendre le raisonnement suivi par Anthony Downs, il convient d’approfondir les hypothèses sur lesquelles reposent son modèle. Initialement, il établit une analogie entre la sphère politique et le marché de sorte que l’élection est considérée comme un échange entre les candidats et les électeurs. Dans ce système d’échange, les candidats offrent des programmes et entrent en concurrence les uns avec les autres de manière à maximiser leurs chances de victoire, et les électeurs offrent leurs voix en cherchant à maximiser leur satisfaction.

Plus précisément, les trois hypothèses sur lesquelles reposent le modèle sont les suivantes :

  • Les programmes politiques sont des données ;
  • Les préférences des électeurs sont définies sur l’identité du candidat et non sur les programmes ;
  • La probabilité d’influencer les résultats du vote est proche de 0.

Gordon Tullock reprend la réflexion d’Anthony Downs en la formalisant sous la forme suivante : R = PB – C. Dans cette équation, R correspond à l’utilité espérée que l’individu obtient quand il choisit de voter plutôt que de s’abstenir, P la probabilité que son vote soit décisif, B le bénéfice résultant de l’élection du candidat qu’il soutient, et C le coût à voter. Dans cette équation, l’individu choisit de voter si R est positif, c’est-à-dire si PB > C. Or P ayant par définition une valeur très faible, il apparait peu probable que R soit positif. Cette formalisation tend ainsi à prédire une participation nulle.

Les critiques et approfondissements…

De nombreuses critiques se sont dressées en réaction à ces hypothèses. Ce sont premièrement les termes de l’équation qui sont discutés. En effet, des études empiriques tendent à montrer que la participation au vote peut être expliqué par une certaine motivation de l’électeur à aller voter. Plus particulièrement, de nouvelles variables susceptibles d’expliquer la motivation des électeurs ont été proposées tel que le sentiment de s’être conformé au devoir civique, sorte de récompense psychique qu’obtiendrait le citoyen en allant voter, ou encore la nécessité de conserver une bonne réputation auprès des autres membres de la société́ en se pliant à cet acte citoyen. En suivant cette réflexion, l’équation de vote deviendrait alors la suivante : R = PB – C + D, où D aurait vocation à rééquilibrer les termes et tendre à donner à R une valeur positive.

Dans cette droite ligne, d’autres travaux ont relevé le fait que les électeurs ne cherchaient pas nécessairement à maximiser leurs gains mais aussi à minimiser leur regret maximum. Cette approche introduit une dimension émotive, en complément des autres variables instrumentales, qui supposerait que l’électeur se déplacerait pour aller voter pour éviter un éventuel remord en cas de défaite du candidat pour lequel il aurait voté, ou au contraire, un sentiment d’allégresse en cas de victoire de son opposant. Si ce modèle permet d’aboutir à une participation positive, les études empiriques ne permettent pas de corroborer un lien de cause à effet.

Enfin, d’autres auteurs proposent un modèle différent de celui proposé par Anthony Downs, dans lequel ils introduisent l’idée d’un « vote stratégique ». Plus précisément, plutôt que de poser l’hypothèse selon laquelle l’électeur choisit de voter ou de s’abstenir sans prendre en compte les intentions et les comportements des autres électeurs, les auteurs décident d’intégrer dans leur modèle les interactions entre électeurs mais aussi celles entre les candidats. Ainsi, en possédant davantage de données relatives à la taille et aux préférences de l’électorat, l’électeur peut estimer plus précisément sa probabilité d’influer sur le résultat final. Cependant ces hypothèses n’ont été validées empiriquement que pour les électorats de petite taille[i].

Ainsi, en cherchant à tendre vers plus de réalisme, de nombreux auteurs se sont pris d’intérêts pour cette réflexion questionnant la rationalité du vote. Tout en assouplissant le cadre posé fin des années 1950 par Anthony Downs, les auteurs ne semblent pas renoncer aux choix rationnels pour lever le paradoxe du vote. Pourtant, nombreux d’entre eux, à l’instar de Raymond Boudon, soulignent les limites des outils conceptuels fondés sur « l’utilitarisme » et le seul intérêt individuel. Malgré une tendance générale à la baisse des niveaux de participation aux élections populaires, l’opinion se réjouissait d’une abstention en net recul lors des élections européennes en 2019 ou encore lors du second tour des régionales organisées le 27 juin 2021 en France. Pour dépasser l’hypothèse de rationalité supposée par Anthony Downs, une étude économétrique intéressante menée en 2013[ii] concluait sur l’importance relative de l’éducation et de l’âge, comme effets socio-démographiques déterminants du vote.

Chloé Coudray

 

Notes:

[i] Référence à l’étude de Franklin (2004) qui utilise les données « time séries » transnationales extraites de nombreuses enquêtes sur six démocraties établies.

[ii] https://archipel.uqam.ca/6043/1/M13195.pdf

 

Références :

Tarik Tazdaït, Rabia Nessah, Le paradoxe du vote, EHESS, coll. « Cas de figure », 2013, 223 p., ISBN : 978-2-7132-2406-5.

Boudon Raymond. Le « paradoxe du vote » et la théorie de la rationalité. In: Revue française de sociologie, 1997, 38-2. L’économie du politique. pp. 217-227;