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La globalisation en crise   

Cet article est réalisé en partenariat avec Bastien Drut, senior strategist chez CPR-AM. L’article montre comment la tendance à la mondialisation s’est transformée avec le temps. Le livre complet sur les grandes tendances qui feront l’économie de demain par Bastien Drut est disponible ici 

 

Le commerce mondial s’est fortement intensifié sur la période 1980-2008, lors de laquelle la Chine est devenue « l’usine du monde ». Mais celle-ci a connu un coup d’arrêt depuis la crise financière de 2008, l’avènement de nouveaux modèles industriels rend son avenir incertain. Par ailleurs, la globalisation fait l’objet de plus en plus de critiques car elle a entraîné une désindustrialisation des pays développés, qui a été mise en évidence de façon éclatante sur de la crise covid, et car les échanges de marchandises à travers la planète contribuent au changement climatique. Cela amène et amènera de plus en plus au rejet d’accords commerciaux, ou à leurs renégociations.

 

La globalisation en pleine croissance jusqu’à la crise financière de 2008

Le commerce mondial s’est fortement intensifié à partir des années 1980, dans un mouvement qui a été décrit comme la 3ème vague de mondialisation, après celle datant de la fin du XIXème jusque 1914 et celle qui a suivi la seconde guerre mondiale (1945-1980)[i]. De nombreux pays pauvres, qui n’étaient pas intégrés économiquement au reste du monde, ont rejoint les marchés mondiaux des biens et des services. Cette phase de globalisation a été extrêmement rapide et la part du commerce international dans le PIB mondial a dépassé 60% en 2008, ce qui n’était jamais arrivé auparavant.

Au cours de cette 3ème vague de mondialisation, les pays pauvres qui ont rejoint les marchés mondiaux se sont spécialisés dans la production de produits manufacturés : alors que ces derniers ne représentaient que 25% des exportations des pays en voie de développement en 1980, ils en représentaient aux alentours de 80% à la fin des années 1990. A contrario, la part des matières premières et agricoles dans leurs exportations s’est effondrée. L’exploitation d’une main d’œuvre abondante et bon marché leur a donné un avantage comparatif dans les processus de fabrication industriels. L’un des moments clefs de la 3ème vague de mondialisation a été l’entrée de la Chine dans l’OMC en 2001 : c’est à partir de là que la Chine est progressivement devenue l’« usine du monde ».

L’une des raisons de ces développements est que les droits de douane appliqués sur les produits manufacturés ont été massivement réduits au fil des années. Le développement d’activités industrielles dans les pays en voie de développement a notamment été rendu possible par des investissements directs de la part d’entreprises occidentales. Les chaînes de valeur mondiales se sont rapidement développées à partir de 1990, avec une fragmentation de plus en plus forte de la production entre les différents pays et l’intensification des relations entre les entreprises. Comme l’indique la Banque mondiale[ii] : « Les pièces et les composants ont commencé à sillonner le monde alors que les entreprises cherchaient à faire des économies là où elles le pouvaient ».

Il a également été montré que la généralisation des expéditions de marchandises par containers avait stimulé le commerce mondial[iii], notamment en abaissant les coûts de transport, et que le développement de nouvelles technologies de communication avait facilité la gestion et le contrôle de chaînes de valeur fragmentées géographiquement[iv].

Source : Klasing et Milionis (2014)[v] pour la période 1870-1949 et de Penn World Table pour la période 1950-2017.

Toutefois, la 3ème vague de mondialisation a marqué un coup d’arrêt avec la crise financière de 2008 et la part du commerce international dans le PIB mondial a légèrement baissé depuis. C’est ce que The Economist a appelé la « slowbalisation[vi] ». La croissance des chaînes de valeur mondiales a fortement ralenti sur la décennie 2010, en partie à cause du ralentissement de la croissance économique elle-même et en particulier de l’investissement. La Banque mondiale suggère que la fragmentation de la production dans les régions et les secteurs les plus dynamiques est parvenue à maturité.

Une contestation de plus en plus virulente

Il est assez clair dans la littérature économique que la mondialisation a permis de faire sortir des milliards de personnes de la pauvreté[vii], notamment avec la forte accélération de la croissance économique en Asie. A contrario, il a été montré que cette vague de globalisation a été très négative pour les travailleurs des pays développés. En particulier, la situation de l’emploi s’est dégradée dans les régions de ces pays qui étaient les plus exposées à la concurrence des importations chinoises (moins d’emplois, moins de participation au marché du travail, pression à la baisse sur les salaires)[viii]. Les pays occidentaux se sont largement désindustrialisés, notamment à cause de délocalisations. Ce phénomène a été baptisé, par certains chercheurs, le « China shock ».

Comme l’explique l’ancien chef économiste de la Banque mondiale Branko Milanovic, « Les gains de la mondialisation n’ont pas été équitablement répartis » et celle-ci a produit des « gagnants » (ceux qui possédaient le capital des multinationales et une grande partie de l’Asie émergente) et des « perdants » (notamment les classes moyennes et les moins favorisés des pays riches). Cela a contribué à l’augmentation des inégalités au sein des pays développés et cela a donné naissance à des critiques récurrentes de la mondialisation, parfois récupérées par des mouvements populistes. De nombreux chercheurs[ix] et commentateurs[x] considèrent que cela a été l’un des éléments déterminants de l’élection de Donald Trump en 2016 et du vote en faveur du Brexit au Royaume-Uni la même année.

En novembre 2016, Donald Trump a été élu président en partie sur la promesse de réduire le très important déficit commercial des Etats-Unis avec la Chine et l’une de ses premières décisions, une fois investi, a été de retirer son pays du projet de l’Accord de partenariat transpacifique (TPP), qui devait établir une zone de libre-échange incluant les Etats-Unis et quelques pays de la zone pacifique. A partir de 2018, l’administration Trump s’est lancée dans une série de hausses de droits de douane, d’abord sur les importations de panneaux solaires, de machines à laver, d’acier et d’aluminium (quel que soit le pays d’origine), puis sur les importations de très nombreux produits chinois. Les autorités chinoises ont riposté en relevant également les droits de douane sur les produits américains. Ainsi, les droits de douane sur les échanges sino-américains ont très fortement augmenté en 2018 et 2019[xi]. Après des mois d’escalade dans cette « guerre commerciale », les deux parties ont conclu en janvier 2020 une trêve intitulée le « Phase One Deal » (arrêt des hausses des droits de douane de la part des Etats-Unis, en échange d’une augmentation substantielle des importations chinoises de produits américains). A la fin de l’été 2021, l’administration Biden n’a pas véritablement changé de cap sur le sujet.

Plus généralement, le multilatéralisme a été clairement remis en question sur les questions commerciales. Depuis la création de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) en 1995, les différends commerciaux entre Etats étaient arbitrés par son Organe de règlement des différends. Mais contestant la légitimité de l’institution[xii], l’administration Trump a bloqué les nominations de juges pour cet organe[xiii] et celui-ci ne compte plus suffisamment de membres pour être opérationnel depuis la fin de l’année 2019. Ainsi, même si l’OMC a jugé en 2020 que les hausses de droits de douane décidées par les Etats-Unis en 2019 sur les produits chinois étaient « illégales », les Etats-Unis n’ont écopé d’aucune sanction pour cela…

Quelle globalisation demain ?

L’économiste Pol Antràs[xiv], de l’université de Harvard, explique que le commerce international a ralenti sur les années 2010 tout simplement car sa croissance extrêmement rapide lors des trois décennies précédentes n’était pas soutenable. En effet, certains des facteurs ayant soutenu la 3ème vague de globalisation ne pourront pas se reproduire (comme l’adoption de l’économie de marché par un grand nombre de pays) ou se sont fortement atténués (les salaires ont nettement augmenté dans certains pays qui étaient en voie de développement, ce qui rend leur main d’œuvre moins attractive).

Par ailleurs, les autorités politiques de plusieurs zones affichent des ambitions de réindustrialisation, ce qui a été exacerbé par la crise covid, lors de laquelle des difficultés d’approvisionnement sont apparues de façon éclatante, parfois pour des produits très basiques. Sur le sujet de la réindustrialisation, le programme Made in All of America du nouveau président américain Joe Biden n’est pas sans rappeler le slogan America First de son prédécesseur. De son côté, le gouvernement japonais a accordé en 2020 des subventions aux entreprises implantées en Chine souhaitant se réimplanter au Japon. En Europe, la crise covid semble avoir convaincu les Etats-membres de la nécessité de relocaliser certaines industries de santé. Mais, sur ces sujets, il reste à voir si la volonté affichée se traduira dans les faits.

L’un des facteurs pouvant mener à une tendance de dé-globalisation est l’émergence de technologies économes en main-d’œuvre telles que l’automatisation et l’impression 3D, qui peuvent théoriquement rapprocher la production du consommateur et réduire la demande de main-d’œuvre à l’intérieur des pays comme à l’étranger. Cette relocalisation n’est pour le moment pas décelable dans les statistiques. Pour sa part, le spécialiste du commerce international Douglas Irwin estime[xv] que la crise du covid va renforcer cette tendance car elle a exacerbé les inquiétudes sur le fait que l’internalisation des chaînes de production avait été trop loin.

A contrario, certains imaginent une 4ème vague de globalisation[xvi]. L’essor des sociétés de plateforme numérique peut, elle, soutenir la globalisation en permettant à des petites entreprises d’exporter plus facilement sur les marchés internationaux. Par ailleurs, une vague de mondialisation, qui serait centrée sur les services cette fois, est aussi souvent évoquée.

La grande renégociation ?

La négociation d’accords commerciaux, autrefois peu médiatisée, fait désormais bien plus souvent la une des journaux. En particulier, l’opinion publique est désormais bien plus attentive aux composantes environnementales et sociales des traités commerciaux. L’une des grandes critiques portées contre la mondialisation est que le transport de produits entre les continents contribue au changement climatique. Si un accord de libre-échange a bien été conclu en juin 2019 entre l’Union européenne et les pays de Mercosur (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay), la France et l’Allemagne ont ensuite indiqué ne plus vouloir le signer pour des raisons environnementales. Il est remarquable que la mobilisation a été très forte contre cet accord : par exemple, 265 organisations de la société civile ont publié une lettre ouverte pour appeler les États-membres de l’UE à rejeter cet accord. Dans le même ordre d’idée, à la fin de l’année 2020, plus de dix pays européens n’avaient toujours pas ratifié l’accord de libre-échange entre l’UE et le Canada (CETA), pourtant conclu en 2017. Clairement, les questions relatives au commerce international seront de plus en plus indissociables des défis écologiques du XXIème siècle[xvii].

Il est probable que les tensions commerciales perdurent. A la fin de l’été 2021, il apparaissait évident que la Chine n’avait pas satisfait ses engagements du « Phase One Deal » et que ce dernier ne résolvait de toute façon pas les contentieux relatifs aux droits de propriété intellectuelle et aux transferts de technologie[xviii].

L’une des possibilités pour l’avenir du commerce mondial serait non pas la fin de la mondialisation mais l’avènement d’une ère d’un commerce bien plus régionalisé. Sur ce point, il est important de mentionner que 15 pays de la région Asie-Pacifique (dont l’Australie, la Chine, la Corée du sud et le Japon) ont signé en novembre 2020 un accord de libre-échange (Regional Comprehensive Economic Partnership, RCEP), présenté comme le plus important de l’histoire (les pays participants représentant environ un tiers du PIB mondial[xix])[xx]. Celui-ci prévoit d’éliminer 90% des droits de douane au sein de la zone.

 

Bastien Drut

 

Notes :

[i] Dollar D. et P. Collier, 2002, Globalization, Growth, and Poverty: Building an Inclusive World Economy, Oxford University Press.

[ii] Banque mondiale, 2020, Rapport sur le développement dans le monde 2020.

[iii] Bernhifen D., Z. El-Sahli et R. Kneller, 2016, « Estimating the effects of the container revolution on world trade”, Journal of International Economics, Vol. 98 (36-50).

[iv] Klein M. et M. Pettis, 2020, Trade Wars are Class Wars, Yale University Press.

[v] Klasing M. et P. Milionis, 2014, “Quantifying the evolution of World Trade”, Journal of International Economics Vol. 92(1).

[vi] The Economist, 24 janvier 2019, “The steam has gone out of globalization”.

[vii] Lakner C. et B. Milanovic, 2013, « Global Income Distribution: From the Fall of the Berlin Wall to the Great Recession”, World Bank Working Paper N°6719. Le lecteur intéressé pour également se référer à Milanovic B., 2013, Inégalités mondiales, La Découverte.

[viii] Autor D., D. Dorn et G. Hanson, 2016, « The China Shock: Learning from Labor Market Adjustment to Large Changes in Trade”, Annual Review of Economics, Vol. 8.

[ix] Rodrik D., 2018, « Populism and the economics of Globalization », Journal of International Business Policy.

[x] Sandbu M., 2020, The Economics of Belonging: A Radical Plan to Win Back the Left Behind and Achieve Prosperity for All, Princeton University Press. Ou encore Bremmer I., 2018, Us vs them: The Failure of Globalism, Portfolio.

[xi] Bown C., 2020, «US-China Trade War Tariffs: An Up-to-Date Chart”, Peterson Institute.

[xii] Payosova T., G.C. Hufbauer et J. Schott, 2018, « The Dispute Settlement Crisis in the World Trade Organization: Causes and Cures”, Peterson Institute Policy Brief.

[xiii] Johnson K., 2019, « How Trump May Finally Kill the WTO”, Foreign Policy.

[xiv] Antras P., 2020, “De-globalisation? Global value chains in the post-Covid 19 Age”, papier présenté à la Conférence Central Banking in a shifting world organisée par la Banque Centrale Européenne.

[xv] Irwin D., 2020, « The pandemic adds momentum to the deglobalization trend”, VOX-EU CEPR.

[xvi] World Economic Forum, 2018, “Globalisation 4.0”.

[xvii] Dupré M. et S. Lere, 2020, Après le libre-échange. Quel commerce international face aux défis écologiques, Les petits matins.

[xviii] S. Jean, 2020, « Phase One Deal : une trêve qui crée plus de problèmes qu’elle n’en résout », CEPII Policy Brief 2020-29.

[xix] Financial Times, 15 novembre 2020, “Asia-Pacific countries sign one of the largest free trade deals in history”.

[xx] Petri P. et M. Plummer, 2020, « East Asia Decouples from the United States: Trade War, COVID-19, and East Asia’s New Trade Blocs”, Peterson Institute working paper N°20-9.