L’argent fait-il le bonheur ? Pendant longtemps, c’était une évidence pour les économistes, qui considéraient qu’une hausse du revenu entraînait automatiquement une hausse du bien-être… Jusqu’à ce les travaux de Richard Easterlin montrent que le lien entre PIB et bien-être n’est pas si évident. Pour cet économiste américain, si dans un premier temps la croissance du bien-être est bel et bien tirée par celle du revenu, la relation entre les deux deviendrait faible, voire inexistante au-delà d’un certain niveau de richesse.
La quête du bonheur en économie
La question de la mesure du bonheur fut posée dès la naissance de l’économie classique. À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, les représentants du courant des utilitaristes furent les premiers à vouloir objectiver la notion de bien-être, afin que celui-ci soit le plus important possible dans la société [i]. Selon les penseurs de ce courant hérité des Lumières, le bien-être se quantifie en fonction de l’utilité, appréhendée en termes de quantité : plus un individu consomme ou possède de biens qu’il juge utiles ou satisfaisants (dont la quantité dépend de son revenu), plus son bien-être est important. L’individu cherche à maximiser son utilité malgré les contraintes que lui impose son revenu. Ainsi, plus ce dernier est élevé, plus l’utilité qu’il en retire est grande. Aux yeux des utilitaristes, et plus globalement des économistes classiques, d’Adam Smith jusqu’à Vilfredo Pareto [ii], le bien-être collectif est la somme des satisfactions de chaque individu. Réciproquement, plus une société est dotée de biens, plus le bien-être de ceux qui la composent est élevé.
Mais les données confirment-elles le lien entre richesse et bonheur ? À travers une trentaine d’enquêtes réalisées dans dix-neuf pays, Richard Easterlin a voulu en avoir le cœur net. Il a observé qu’aux États-Unis, alors que le revenu réel par habitant a augmenté de plus de 60% entre 1946 et 1970, la part des habitants américains se déclarant « très heureux » a augmenté beaucoup plus lentement. Celle-ci a bien crû de dix points de pourcentage en vingt ans, passant de 39% d’Américains se déclarant « très heureux » en 1946 à 49% en 1966, mais elle est revenue à son point de départ en 1970. En résumé, le bonheur n’a pas autant augmenté que la richesse au cours de la période pourtant prospère des Trente Glorieuses (et le phénomène était similaire dans plusieurs des autres pays étudiés). Effectuant de nouvelles recherches lors des décennies suivantes, Easterlin a de nouveau pointé le même paradoxe : entre 1946 et 2014, la satisfaction de vivre aux États-Unis a stagné, malgré le fait que le PIB par habitant a été multiplié par trois.
Dans l’ensemble, les résultats mis en avant par Easterlin tendent à montrer que si l’accroissement de la richesse s’accompagne bien d’une hausse du bonheur dans un premier temps, à partir d’un certain niveau, le sentiment de bien-être plafonne.
Les causes du paradoxe
Pourquoi la hausse du revenu cesse-t-elle soudainement d’accroître le niveau de bonheur ? Aux yeux d’Easterlin, deux causes expliquent ce paradoxe.
- La première est que la hausse du revenu n’a qu’un effet temporaire sur le bien-être : une fois passée l’euphorie qu’entraîne la hausse soudaine de leur revenu, les individus s’habituent à l’amélioration de leur situation matérielle. Un phénomène qualifié d’ « adaptation hédoniste » par les psychologues américains Philip Brickman et Donald Campbell, selon qui lors d’un gain de revenu, les attentes et les désirs augmentent conjointement, n’entraînant aucun gain permanent de bonheur.
- La seconde explication viendrait du fait que les individus font preuve d’une plus grande satisfaction si leur revenu augmente plus rapidement que celui des autres : lorsque tout le monde s’enrichit, le bien-être de chacun n’augmente pas, car personne ne devient plus riche par rapport à la moyenne. Une fois que l’on possède assez pour vivre correctement, la richesse relative prend le pas sur la richesse absolue : les individus tirent plus de satisfaction en possédant davantage que les autres qu’en voyant leur revenu augmenter autant qu’eux.
Ces explications d’accoutumance et de comparaison sociale suggèrent que dès lors que les besoins fondamentaux dits de subsistance sont satisfaits (se nourrir, se loger correctement…), le niveau de richesse devient secondaire, voire ne contribue plus à l’accroissement du bien-être. Celui-ci dépendrait alors davantage d’éléments non-monétaires, qu’ils soient personnels (santé, épanouissement professionnel, familial…) ou collectifs (qualité de l’environnement, des services publics, des institutions…).
Un phénomène toujours d’actualité ?
Mais à partir de quel niveau le revenu n’influe-t-il plus sur le bonheur ? De nombreuses études contemporaines ont tenté de répondre. L’une des plus commentées est celle de Daniel Kahneman et Angus Deaton, lauréats du prix Nobel d’économie, respectivement en 2002 et en 2015. Ces deux économistes estimaient en 2010 que le seuil où le bien-être ressenti n’augmentait plus avec le revenu se situait vers 75.000 dollars par an : l’équivalent, une fois l’inflation prise en compte, d’environ 100.000 dollars aujourd’hui. En 2018, quatre chercheurs (Andrew Jebb, Louis Tay, Ed Diener et Shigehiro Oishi) ont quant à eux indiqué – en utilisant des modèles de régression exploitant les données d’enquêtes d’opinion auprès de 1,7 million de personnes à travers 164 pays – que ce seuil serait d’environ 95.000 dollars par an (100.000 en Europe). Ils ont également soutenu que la hausse du revenu n’a plus d’impact sur le bien-être émotionnel (émotions quotidiennes telles que se sentir heureux, triste ou en colère) à partir de respectivement 60.000 et 75.000 dollars par an (50.000 en Europe).
Puisqu’ils remettent en question la croissance en tant que seul outil pour estimer le bien-être, les travaux d’Easterlin et de ses successeurs ont contribué à faire émerger des indicateurs alternatifs, plus soucieux du bien-être ressenti par les individus. En 2009, le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi a ouvert la voie, les trois prestigieux économistes préconisant de davantage prendre en compte les indicateurs alternatifs au PIB. L’un des plus célèbres est l’Indice de développement humain (cumulant les critères du PIB par habitant, l’espérance de vie à la naissance et le niveau d’éducation), créé 20 ans plus tôt par le Programme des Nations Unies pour le Développement.
Le Happy Planet Index, mis au point par la New Economics Fondation, quantifie le bonheur des pays selon le calcul : (Degré de satisfaction de vie x Espérance de vie x inégalité de revenus) / Empreinte écologique de la consommation des habitants. Cet indicateur entend donc valoriser avant tout les pays dont le développement ne se produit pas au détriment des générations futures. Les résultats qui en découlent illustrent que le niveau de bonheur dépend fortement des critères retenus pour le mesurer : parmi les pays les plus riches, peu obtiennent obtiennent un score élevé : en 2019, l’Allemagne se situait à la 29e place, la France à la 31e, et les États-Unis à la… 122e place d’un classement dominé par le Costa-Rica, devant le Vanuatu, la Colombie et de nombreux pays d’Amérique latine.
Chaque année, le Réseau des solutions pour le développement durable des Nations Unies élabore quant à lui un World Happiness Report, considéré comme le plus élaboré des indicateurs actuels. Il ajoute au PIB par habitant cinq critères (sentiment de soutien social, espérance de vie en bonne santé, liberté des choix de vie, générosité et indice de corruption) pour établir un niveau de bonheur dans plus de 150 pays. Ce rapport, dont l’édition 2022 vient de paraître, voit la Finlande occuper la première place depuis plusieurs années, ses voisins nordiques du Danemark et de l’Islande complétant le podium. La plus forte chute du bien-être affecte l’Afghanistan, désormais pays le plus malheureux du monde, suite à la résurgence d’un régime autoritaire au cours des derniers mois. À l’avant-dernière place, le Liban -frappé par une grave crise économique et une forte instabilité politique- illustre également que les crises touchant les pays ont des répercussions dramatiques sur le niveau de bien-être de leurs habitants.
Vincent Leday
Notes :
[i] Le chef de file de ce mouvement fut Jeremy Bentham. Ce philosophe britannique traita des liens entre utilité et bonheur, notamment dans son ouvrage « An Introduction to the Principles of Morals and Legislation » en 1789. John Stuart Mill poursuivit dans cette voie au siècle suivant, et publia notamment « L’utilitarisme » en 1861, où il insista sur l’importance morale de maximiser le bonheur du plus grand nombre. Le courant des utilisaristes est souvent considéré comme étant à l’origine de la première théorie du bien-être.
[ii] Vilfredo Pareto fut l’auteur des deux théorèmes du bien-être, qui s’efforcent de déterminer la meilleure situation parmi toutes les répartitions possibles des ressources et des revenus. Au XXe siècle, ses travaux servirent de base à la nouvelle économie du bien-être, portée par John Hicks et Nicholas Kaldor en Grande-Bretagne, puis par Abram Bergson et Paul Samuelson aux États-Unis.
Références :
Easterlin, Richard A. (1974), « Does Economic Growth Improve the Human Lot? Some Empirical Evidence », Paul A. David et Melvin W. Reder, Nations and Households in Economic Growth: Essays in Honor of Moses Abramovitz, New York, Academic Press
Daniel Kahneman et Angus Deaton (2010), « High income improves evaluation of life but not emotional well-being »
Joseph Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi (2009), « Rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social »
Easterlin, Richard A. (2016), « Paradox lost? », IZA, discussion paper, n° 9676, janvier
Andrew T. Jebb, Louis Tay, Ed Diener et Shigehiro Oishi (2018), « Happiness, income satiation and turning points around the world »
Renault, Thomas (2021), « L’argent fait-il le bonheur ? Le paradoxe d’Easterlin »
John F. Helliwell, Richard Layard, Jeffrey D. Sachs, Jan-Emmanuel De Neve, Lara B. Aknin et Shun Wang (2022), World Happiness Report 2022