Menu Fermer

Le shadow rate : un nouvel indicateur de la politique monétaire (graphique)

Le Shadow Rate est une mesure synthétique de la politique monétaire menée par la Banque Centrale, considérant à la fois son taux d’intérêt directeur, mais également d’autres instruments non- conventionnels de politique monétaire. Cette définition peut paraitre abstraite et intimidante pour quiconque n’est pas rôdé au jargon des spécialistes de la politique monétaire, les décisions que prennent les banques centrales pour atteindre leurs objectifs. Nous allons ici essayer de comprendre ce que mesure le Shadow Rate, pourquoi il est aujourd’hui de plus en plus utilisé par les économistes, et comment il souligne les défis que les banques centrales doivent relever depuis une quinzaine d’années. Repartons du début.

La banque centrale a globalement deux objectifs : la stabilité des prix (limiter l’inflation) et la stabilité du revenu (maintenir une croissance du PIB stable et soutenable). Elle dispose pour cela d’une panoplie d’instruments, dont l’un est devenu, depuis une quarantaine d’années, l’Alpha et l’Omega du banquier central : le taux d’intérêt directeur. Il s’agit d’un taux fixé par la banque centrale, qu’elle propose sur les marchés monétaires, lieu où les banques commerciales empruntent et prêtent de l’argent. Puisque chaque banque commerciale à le choix d’emprunter à la banque centrale ou auprès d’une autre banque (idem pour prêter), il s’ensuit par le jeu de l’offre et de la demande que les taux pratiqués entre banques commerciales sont très proches du taux directeur [i]. Or, ces taux d’intérêt, en cela qu’ils sont ceux auxquels les banques commerciales empruntent de la monnaie, servent de fondation aux taux d’intérêt pour tous les autres emprunts dans l’économie. Ainsi, en faisant varier son taux d’intérêt directeur, la banque centrale influence la quantité de crédit dans l’économie, ce qui impacte fortement les prix et le revenu.

Ce mécanisme est au fondement de la politique monétaire moderne. Une question découlant assez vite de ce raisonnement est : « A quel niveau la banque centrale doit-elle fixer son taux ? ». La banque centrale va adopter un comportement assez simple, prenant appui sur la règle de Taylor [ii]. C’est une équation indiquant le taux d’intérêt à fixer pour atteindre ses objectifs, modulo des poids associés à chaque objectif.

Maintenant que le cadre théorique de la politique monétaire est posé, passons maintenant à la pratique. Au début du graphique, nous voyons que les taux d’intérêt directeur de la Federal Reserve et de la Banque Centrale Européenne changent petit à petit. Au début des années 2000, les taux d’intérêt sont faibles, car l’inflation est proche de sa cible (aux alentours des 2% par an), et les banques centrales sont encouragées à participer à la croissance de l’économie, mais aussi à aider les ménages à devenir propriétaires d’un bien immobilier. A partir du milieu des années 2000, l’inflation passe au-dessus de sa cible et obligent les banques centrales à relever leurs taux. A partir de la crise des subprimes (puis la crise de la zone euro pour la Banque Centrale Européenne), à la fois l’inflation et le revenu ont plongé sous l’objectif des banques centrales. Selon la règle de Taylor, celles-ci devraient donc baisser leur taux d’intérêt pour relancer l’économie. Problème : le taux d’intérêt que la banque centrale devrait fixer, pour faire face à cette crise systémique, est en dessous de zéro. Or, la banque centrale ne peut pas abaisser son taux d’intérêt directeur si bas : elle fait face au problème de la Zero Lower Bound (ZLB). Une des raisons principales de cette ZLB (décrite par Fisher Black [iii] dans son article « Interest Rates as Options ») est que, si les taux d’intérêt atteignaient des territoires négatifs, alors tous les agents, au lieu de placer leur argent, préfèreraient le récupérer sous forme fiduciaire (pièces et billets). En effet, un taux négatif appliqué à un placement ou à un compte bancaire signifie pour l’épargnant se voir retirer chaque mois ou chaque année une fraction de son épargne. Ainsi, la possibilité d’obtenir du cash (rémunéré par nature à un taux nominal nul) créée une frontière des taux d’intérêts nominaux, par le jeu de l’offre et de la demande sur le marché des fonds prêtables. C’est pour cela que sur le graphique, les taux d’intérêt des banques centrales semblent coincés à zéro pendant une partie des années 2010. La Fed a relevé ces taux à partir de 2016, avant que la crise engendrée par le Covid l’oblige à buter à nouveau sur la ZLB.

Les banques centrales ont essayé, pendant les périodes de recessions, de contourner la ZLB. Comment ? En intervenant directement sur les marchés financiers, et en particulier sur les marchés obligataires. Cette pratique est une politique monétaire non-conventionnelle appelée Quantitative Easing. Il s’agit pour la banque centrale d’acheter de la dette d’Etat sur les marchés secondaires (de l’occasion) afin de provoquer une chute des taux d’intérêt pratiqués sur ces obligations, en faisant jouer l’offre et la demande [iv]. Ces nouveaux instruments de politique monétaire ont pour objectif de mimer une baisse des taux d’intérêt, alors que celui-ci est bloqué à la ZLB.

Ces nouveaux instruments posent un défi à toute la communauté des économistes, à la fois sur le plan théorique que sur le plan empirique. Lorsque le taux directeur est bloqué à zéro et que la banque centrale utilise de nouveaux instruments, alors il cesse d’être un bon indicateur de la politique monétaire. Sur le plan théorique, le taux de banque centrale est un paramètre crucial de tous les modèles macroéconomiques, par exemple de prévision du PIB et de l’inflation. Sur le plan empirique, tous les modèles économétriques et statistiques qui se veulent expliquer la relation entre la politique monétaire et d’autres variables économiques ou financières se retrouve biaisés. Il est donc nécessaire pour les économistes de développer un nouvel indicateur permettant de prendre en compte les mutations de la politique monétaire.

Et voilà, nous y sommes. La réponse des économistes est d’utiliser, à la place du simple taux directeur de la banque centrale, ce que l’on appelle le Shadow Rate. Sans entrer dans le détail de son estimation (Wu et Xia, 2016), il s’agit d’utiliser un modèle autorégressif prenant appui sur la courbe des taux et les taux forward (les taux pratiqués sur des obligations n’étant pas encore émises). C’est un taux synthétique, très proche du taux d’intérêt directeur de la banque centrale quand celui-ci est au- dessus de la ZLB, et étant négatif quand la ZLB est atteinte. C’est ce qu’on voit sur le graphique ci-dessus : avant la crise des subprimes, le Shadow Rate suit les taux d’intérêts directeurs, puis s’en sépare, jusqu’à ce que les taux repassent au-dessus de la ZLB. Les économistes utilisent donc depuis maintenant une demi-douzaine d’années le Shadow Rate très couramment, aussi bien dans les modèles théoriques que dans les études empiriques. Cependant, le Shadow Rate est parfois critiqué, en particulier car il n’a en tant que tel aucune signification, ce n’est qu’une vue de l’esprit. De plus, son utilisation dans les modèles ou études empiriques nécessite de souscrire aux hypothèses nécessaires à sa construction, ce qui est rarement explicité, et qui pourtant a un impact crucial sur les résultats des recherches.

Maximilien Coussin

Références :

[i] Il existe en réalité plusieurs taux d’intérêt directeurs, en fonction de la maturité du contrat de dette, mais aussi s’il s’agit d’un prêt ou d’un emprunt auprès de la banque centrale.

[ii] L’équation de Taylor est à l’origine non pas une règle à suivre mais une simple description du comportement de la Fed. Elle va petit à petit s’imposer comme la marche à suivre, ce qui lui confère une dimension normative.

[iii] Économiste mondialement connu, notamment pour la conception du modèle Black-Scholes-Merton permettant de calculer le prix d’une option, et dont ses co-auteurs ont reçu le « prix Nobel » d’économie après sa mort en 1997.

[iv] Dans ce cadre, les banques centrales misent sur l’effet balançoire. Il s’agit simplement d’un effet d’offre de fonds prêtables permettant de faire baisser le coût de financement des États. Pour synthétiser, la banque centrale achète des obligations d’État, il y a en a donc moins sur les marchés, or puisqu’il existe toujours une demande de la part des acteurs privés, ceux-ci accepteront d’acheter des obligations émises avec des taux d’intérêt plus faibles (une explication analytiquement équivalente prend appuie sur l’offre de monnaie, augmentée par la banque centrale).

Bibliographie :

  • Black, Fischer (1995). « Interest Rates as Options ». Journal of Finance. 50 (5): 1371–76.
  • Wu, Jing Cynthia; Xia, Fan Dora (2016). « Measuring the Macroeconomic Impact of Monetary Policy at the Zero Lower Bound ». Journal of Money, Credit, and Banking. 48 (2–3): 253–291

Données :

  • Shadow Rate: site de Jing Cynthia Wu (https://sites.google.com/view/jingcynthiawu/shadow-rates)
  • ECB MRO Rate : statistiques BCE (https://www.ecb.europa.eu/stats/policy_and_exchange_rates/key_ecb_interest_rates/html/index.en.html)
  • Fed Funds Rate : FRED Database (https://fred.stlouisfed.org/series/FEDFUNDS)