Face à l’urgence climatique, la Commission Européenne a rehaussé ses engagements en matière de baisse d’émissions de gaz à effets de serre. Avec l’objectif d’émissions annuelles 55 % plus faibles que celles enregistrées en 1990, elle a proposé des mesures le 14 juillet dernier dans son paquet « Fit for 55 » qui seront débattues prochainement au Parlement Européen. Du côté de la France, les émissions annuelles de CO2 ont diminué d’environ 20 % depuis 1990 [i] mais il est difficile de savoir avec précision quels sont les facteurs économiques principaux qui l’ont permis. Une des méthodes couramment utilisées pour analyser l’évolution du CO2 est l’identité de Kaya. Il s’agit d’une décomposition comptable des émissions en plusieurs facteurs : la population, le PIB par habitant, l’intensité énergétique du PIB et l’intensité en CO2 de l’énergie. Nous allons étudier l’évolution des émissions de CO2 à la lumière de ces éléments que nous présenterons successivement.
Tout d’abord, il convient d’insister sur le fait que cette décomposition des émissions de CO2 ne nous permet pas d’effectuer à elle seule une analyse causale. En effet, elle ne suffit pas pour imputer à un élément une contribution plus ou moins forte dans l’évolution des émissions : il ne s’agit ni d’une relation économétrique ni d’un résultat théorique mais d’une identité comptable [ii]. Elle donne une indication sur l’évolution d’éléments que l’on considère pertinents dans l’analyse.
Dans le graphique, les données sont exprimées en base 100 en 1990, c’est-à-dire qu’on fixe les données en 1990 à 100 pour observer ensuite leurs évolutions par rapport à leur valeur de référence en 1990. Ainsi, les émissions de CO2 ont augmenté jusqu’en 2005 (+6 % par rapport à 1990) puis ont diminué pour atteindre un niveau 15 % moins élevé en 2019 [iii] par rapport à 1990.
Aussi, seuls la population et le PIB par habitant ont augmentés sur toute la période 1991-2019 par rapport à leur niveau de 1990. Selon Dritsaki et al., 2014 [iv] et Knapp et al., 1996 [v], on peut dire que ces deux variables causent partiellement l’évolution des émissions de gaz à effets de serre, au moins à court terme pour la population (même si ces analyses ont des limites voir [vi]). Toutes choses égales par ailleurs, entre 1990 et 2019, l’augmentation conjointe de la population française et du PIB par habitant a donc exercé une pression à la hausse sur les émissions de CO2.
L’évolution la plus impressionnante est celle de l’intensité en énergie du PIB, définie comme le ratio entre la consommation d’énergie primaire (« l’ensemble des consommations d’énergie de l’économie sous forme primaire (c’est-à-dire non transformée après extraction), et marginalement sous forme de dérivés non énergétiques » selon l’INSEE) et le PIB, qui décroit fortement à un rythme quasiment constant d’environ -3 % par an entre 1997 et 2017. Elle traduit une augmentation du PIB supérieure à celle de la consommation primaire d’énergie entre 1997 et 2005 puis une augmentation du PIB conjointe à une baisse de la consommation primaire d’énergie depuis 2005 [vii].
De son côté, l’intensité en CO2 de l’énergie primaire consommée, définie comme le ratio entre les émissions de CO2 et la consommation d’énergie primaire, décroit entre 1990 et 2016, d’abord fortement lors des premières années (en trois ans l’intensité en CO2 baisse de 10 %). Cette baisse s’inscrit dans la tendance observée entre 1980-1990. Ensuite, elle diminue légèrement pour atteindre, en 2019, environ 83 % de la valeur observée en 1990. Cette dynamique peut s’expliquer par une part plus importante des énergies renouvelables et décarbonées dans le mix énergétique français [viii] (les énergies non carbonées représentent 78 % de la puissance électrique installée en 1990, 86 % en 2019), et par la baisse extrêmement importante de la part du charbon dans la consommation d’énergie primaire totale [ix].
Pour finir, la décomposition de Kaya nous donne des pistes sur l’évolution d’éléments supposés pertinents dans l’analyse de l’évolution des émissions de CO2, et donc des pistes sur les marges de diminution afin d’atteindre la neutralité carbone en 2050 [x]. Pour y parvenir tout en maintenant une croissance du PIB par habitant et une croissance démographique, qui exercent toutes choses égales par ailleurs une pression à la hausse sur les émissions, on peut se tourner vers la baisse de l’intensité énergétique du PIB et celle en CO2 de l’énergie. Cependant, l’analyse des déterminants de l’intensité énergétique du PIB et de l’intensité en CO2 de l’énergie interroge sur la capacité d’une croissance verte [xi]. Pour diminuer encore l’intensité en CO2 de l’énergie consommée, la France dispose déjà d’un mix énergétique avantageux (la grande majorité de l’énergie produite n’émet pas de gaz à effets de serre) mais est très dépendante aux énergies fossiles dans sa consommation d’énergie primaire. Si ces dernières années une substitution sur la consommation entre énergies fossiles et énergies « vertes » s’est opérée, la capacité de la France à l’amplifier dépendra des politiques menées, notamment sur le transport, particulièrement consommateur en énergies fossiles. L’évolution de l’intensité énergétique du PIB dépendra notamment du progrès technique, de la rénovation thermique des bâtiments et des politiques de sobriété énergétique mises en place.
Grégoire Sempé
Références :
[i] Source : CITEPA
[ii] L’identité de Kaya utilisée ici se note : CO2 ≡ Population x PIB par habitant x Intensité Energétique du PIB x Intensité en CO2 de l’Energie. Ce qui revient à dire que CO2 = CO2. C’est une identité, elle est toujours vraie par construction.
[iii] Notons que cette statistique dépend des données utilisées. Ici, pour plus de cohérence avec le reste des données, nous avons choisi d’utiliser au maximum les données de la Banque Mondiale. Pour un inventaire détaillé des émissions de CO2 en France, le CITEPA propose des bases exhaustives et particulièrement précises.
[iv] Dritsaki, C., & Dritsaki, M. (2014). Causal relationship between energy consumption, economic growth and CO2 emissionsV: A dynamic panel data approach. International Journal of Energy Economics and Policy, 4(2), 125. (ici)
[v] Knapp, T., & Mookerjee, R. (1996). Population growth and global CO2 emissions: A secular perspective. Energy Policy, 24(1), 31-37.
[vi] Knapp et al. regardent ici la causalité statistique de Granger entre 1889 et 1989 sur des données mondiales et trouvent que la causalité fonctionne bien à court terme mais n’identifient pas une dynamique de long terme. Leur analyse repose sur des techniques relativement datées d’économétrie des séries temporelles mais est suffisante pour notre analyse ici, qui repose sur des données de court/moyen terme. En revanche, leur causalité de Granger peut souffrir d’un biais de variables omises, étant donné que leur VAR ne contient que les deux variables d’intérêt et d’un biais de publication (prise en compte seulement de données mondiales et non d’un panel dynamique par exemple). Aussi, la causalité de Granger n’est qu’une construction statistique particulière, et non une méthode permettant réellement d’évaluer le lien de cause à effet entre deux variables comme on l’entend par causalité. Pour un article qui remet en perspective la causalité de Granger et ses limites, voir : Stokes, P. A., & Purdon, P. L. (2017). A study of problems encountered in Granger causality analysis from a neuroscience perspective. Proceedings of the national academy of sciences, 114(34), E7063-E7072.
[vii] Voir par exemple : DataLab, Chiffres clés de l’énergie, Edition 2020, septembre 2020, Ministère de la transition écologique (ici)
[viii] Voir l’analyse de Partageonsl’éco sur le mix énergétique (ici)
[ix] Voir : DataLab, Chiffres clés de l’énergie, Edition 2020, septembre 2020, Ministère de la transition écologique (ici)
[x] Voir : Stratégie Nationale Bas Carbone pour la France, Ministère de la transition écologique, 5 mai 2021 (ici)
[xi] Selon l’OCDE, la croissance verte peut se définir comme la « promotion de la croissance économique et le développement tout en veillant à ce que les actifs naturels continuent de fournir les ressources et services environnementaux dont dépend notre bien-être. ». Dans le cas du changement climatique, on peut dire que c’est la conciliation d’une croissance du PIB avec une baisse suffisante des émissions de gaz à effets de serre, de sorte que le climat fournisse toujours un cadre satisfaisant pour la satisfaction des besoins humains et du « bien-être ».
Données DBnomics :
- Emission de GES en France (ici)
- PIB (ici)
- Population totale (ici)
Données OurWorldinData :
- Energie produite et consommée (ici)