Le salaire d’efficience, C. Shapiro et J. Stiglitz (1984)
Lorsqu’un employeur à la recherche de personnes aptes à occuper un poste donné reçoit plusieurs candidatures, un problème se pose à lui : lequel, parmi tous les candidats, est le salarié le plus productif ? Il n’est en effet pas toujours évident de distinguer la productivité des candidats et il se peut que l’employeur embauche finalement le moins productif des candidats qui se présentent à lui. Supposons cependant qu’il arrive à déterminer lequel est le plus productif et qu’il décide de l’embaucher, un autre problème se présentera alors : il se peut, une fois embauché, que l’employé soit un “tire-au-flanc” et finisse par adopter un faible niveau d’effort. Mettre fin à l’existence de ce type de comportement nécessiterait que l’employeur puisse contrôler le niveau d’effort de sa main d’œuvre ; mais cette opération peut se révéler coûteuse.
Si l’employeur se heurte à ces deux écueils, c’est à cause de l’existence d’asymétries d’informations. En économie, on parle d’asymétrie d’information lorsque l’un des deux agents dispose d’une information que l’autre ignore. Dans notre cas pratique, seul l’employé connaît son niveau de productivité et d’effort, qui demeurent inconnus de l’employeur. On distingue notamment deux types d’asymétrie d’information : la sélection adverse et l’aléa moral. La différence entre les deux tient notamment à ce que la première est pré-contractuelle (avant l’écriture du contrat [i] tandis que la seconde est post-contractuelle). Ainsi, dans notre cas pratique, le fait qu’entrent en concurrence sur le marché du travail des salariés ayant divers niveaux de productivité constitue un exemple de sélection adverse. D’une manière analogue, l’impossibilité d’évaluer le niveau d’effort des employés une fois ceux-ci embauchés s’inscrit dans le cadre de l’aléa moral.
Une solution à ces difficultés est à trouver dans le concept de salaire d’efficience. Cette notion, que l’on trouve tout d’abord dans les travaux d’Harvey Leibenstein, se trouve au fondement du modèle Shapiro-Stiglitz (1984) [ii]. L’idée consiste à augmenter la rémunération de la main d’œuvre afin de permettre d’une part, de réduire le phénomène de sélection adverse puisque l’augmentation de la rémunération attire une main d’œuvre plus productive. En effet, lorsque le salaire est trop faible, la main d’œuvre productive préfère passer plus de temps à trouver un emploi afin d’obtenir une rémunération qui conviendrait davantage à sa productivité. D’autre part, cela permet de réduire le risque d’aléa moral : la rémunération du poste étant élevée, les salariés ne souhaiteront pas être licenciés si jamais l’on découvrait qu’ils ne fournissent qu’un faible niveau d’effort puisque cela reviendrait, in fine, à devoir trouver un emploi pour lequel la rémunération serait plus faible. En conséquence, l’introduction d’une augmentation de salaire peut permettre à l’employeur d’augmenter la productivité de la main d’œuvre tout en réduisant les coûts liés à la rotation de celle-ci (coûts de licenciement, coûts de recherche d’une autre personne pour occuper le poste, etc.). Cette notion est importante, notamment parce qu’elle permet de comprendre en quoi le salaire peut être durablement au-dessus de son niveau d’équilibre, c’est-à-dire le niveau pour lequel on a une égalisation de l’offre et de la demande de travail et donc plein-emploi.
Raphaël Martin
[i] Ici, le contrat de travail, appelé contrat néoclassique en théorie des organisations et des marchés.
[ii] Carl Shapiro et Joseph Stiglitz, « Equilibrium unemployment as a worker discipline device », American Economic Review, 1984